Seul ce qui brûle, d’après le roman de Christiane Singer (Albin Michel, 2006), adaptation Chantal de La Coste et Julie Delille, mise en scène de Julie Delille.

Crédit photo : Yannick Pirot

Seul ce qui brûle, d’après le roman de Christiane Singer (Albin Michel, 2006), adaptation Chantal de La Coste et Julie Delille, mise en scène de Julie Delille.

Marguerite de Navarre (1492-1549) est une figure intellectuelle majeure du règne de François Ier, son frère cadet. Frappée par les deuils, la femme de lettres éprouve une inquiétude religieuse – soit l’élan de son oeuvre lyrique, poésie spirituelle, théâtre biblique ou moral. Pour elle, «Composer en vers, c’est rythmer et moduler la prière en variations infinie. » (Pierre Jourda, Encyclopedia Universalis).

Cinq siècles plus tard, Christiane Singer (1943-2007), installée dès 1973 dans le château médiéval de son mari, le Comte architecte Georg von Thurn-Valsassina à Rastenberg en Autriche, écrit Seul ce qui brûle (2006), histoire dont le premier récit est dans la dix-septième nouvelle de l’Heptaméron de Marguerite de Navarre.

Libre, par-delà sa sensibilité chrétienne, imprégnée de sagesse orientale, Christiane Singer embrasse une même sensibilité spirituelle et posture existentielle.

La représentation scénique de Seul ce qui brûle par Julie Delille – troisième créatrice à l’oeuvre – reprend la vision de métamorphose troublante d’un couple ardent, pris de passion noire et lumineuse, non loin des loups des forêts d’Europe.

Une atmosphère de château médiéval et silencieux à la Maeterlinck, où l’être solitaire est en conversation, entre trappes, estrades de bois et allées de copeaux.

Sigismund, Seigneur d’Ehrenburg, et son épouse Albe s’aiment d’une passion absolue. Dans l’ardeur d’un lien possessif exalté et excessif, l’homme précipite sa chute dans la brûlure d’aimer, la jalousie rompant un équilibre fervent hors-nature.

Albe s’amuse trop avec un page que Sigismund lui a concédé pour compagnon: le maître le tue et la condamne à boire dans la coupe de son crâne serti de diamants.

En amour, la mesure est démesure, une existence intense entre vie et destruction. Le rituel macabre imposé à l’épouse l’enferme dans une fascination sans lumière.

Expérience mystique et sentiment exalté de la vie.

Or, à l’intérieur de ce mauvais rêve éveillé, le gentilhomme Bernage, envoyé en légation par le roi Charles VIII à Cologne, demande l’hospitalité dans le château du maître de maison qui le reçoit dignement. Dans le silence austère, l’hôte est troublé par la grâce de cette apparition féminine au crâne tondu, il interroge l’un et l’autre.

A partir de cet échange confidentiel, Sigismund s’ouvre enfin pour devenir un autre. Expérience mystique, le sentiment exalté de la vie emporte le coeur exclusif de l’amoureux, à force de temps, en restant attentif à une nature sauvage et palpitante – les couleurs du dehors, les nuées d’oiseaux qui crient, le vent qui gémit, les cerfs.

« Il m’arrivait aussi de m’enfoncer dans les forêts jusqu’à m’y perdre. Quand les fourrés devenaient trop inextricables, j’attachais mon cheval pour poursuivre à pied, me déchirant parfois aux ronces les mains et le visage », raconte Sigismund.

Albe raconte, de son côté, comment elle puise sa force revigorante, fidèle à l’enseignement de sa compagne, Rosalinde, et comment elle s’élève vers la lumière, par-delà les yeux baissés, décelant les souvenirs précieux de son passé.

Libre et radieuse, elle éclaire son existence à partir d’une conviction et d’un élan surgis du paysage des images préservées de son enfance et de ses rencontres.

Du fond de la geôle du château, elle voit se déployer la nature, souffler le vent, passer les bêtes et crier les oiseaux, aux côtés de Balourd, grand chien fidèle, et la petite hermine Amanda, qu’elle porte sur l’épaule avant que son frère ne la tue.

La fourrure que porte Sigismund figurera plus tard le chien ou encore l’hermine.

Chantal de la Coste signe avec talent et vigueur la scénographie et les costumes.

Alba traverse les murailles, venue de la tenture lourde et colorée d’une tapisserie d’époque, paroi translucide ou mate selon les lumières mobiles et subtiles d’Elsa Revol. La silhouette transparaît derrière le rideau qui devient aussi paroi rocheuse.

La prisonnière glisse un pied blanc et nu sur un escalier de bois, accessoire et rappel des dessins d’architecture de Piranese, d’une volée de marches à une autre; elle passe les rampes puis s’élance d’un palier, sautant par-delà le vide, aérienne.

Par magie instinctive, Alba semble traverser l’espace, de l’intérieur à l’extérieur. 

Le plateau de scène est couvert en son centre d’un sol noir lumineux qui simule une étendue d’eau – rivière ou lac -, surface aquatique qui scintille dans la nuit.

Aux quatre coins, tombent des cintres des feuillages dorés, langues de feu incandescentes et brûlantes, métaphores de la flamme qui consume les amants. Existentiel et naturel, le feu signifie un foyer métaphorique rayonnant – feu de brindilles, feu d’amour, force psychique enflammée, embrasante et dévorante …

Soit la vie-même qui déborde du cadre de l’enfermement où la fugitive se tient.

Initiation à soi, émancipation intérieure et délivrance.

Et dans la forêt, la nature est reine et privilégie, à la manière romantique, le repaire des bêtes qui peuvent communiquer entre elles et avec les hommes. Si on s’installe dans la forêt, lieu de l’errance, on tend à connaître la/sa vérité, à mieux voir les autres, les aimés, si proches de soi, alors qu’on pensait les avoir oubliés.

Formation, initiation à soi, émancipation intérieure et délivrance, Alba vit.

Aussi, Albe et Sigismund, et sans doute Bernage, se trouvent-ils profondément transformés par cette aventure: chacun quitte l’immanence de son humanité et transcende sa propre condition pour vivre la solennité de l’instant, écrit Julie Dellile.

A la création sonore, Julien Lecreux glisse dans le volume nocturne qui submerge le spectateur, emporté par les scintillements d’une nuit inquiétante, un camaïeu de bruits et de sons dans l’étoffe d’un silence paradoxalement habité – nature qui respire, branchages qui craquent, vols d’oiseaux crissant dans le firmament, bêtes mugissantes, loups hurlants : « Nous croyons encore tenir les rênes de nos vies quand, depuis longtemps, c’est la nature et elle-seule qui nous mène. » 

Le spectacle est une belle ode à la vie-feu, métaphore de l’ardeur et de la passion, la manifestation d’un des sentiments humains les plus forts et les plus sensibles. Hors de la monotonie quotidienne, de la morosité des jours qui passent, de l’ennui.

L’écriture de Seul ce qui brûle pourrait s’apparenter à celle de Maeterlinck, via l’esthétique de Claude Régy, vision que réinvente singulièrement Julie Delille, à sa manière : noir, silence, à la fois patience et vivacité gestuelles, clarté de la parole. 

La performance somptueuse des deux acteurs est admirable : la force in-tranquille et le verbe expressif de Laurent Desponds pour Sigismund, et la grâce de Lyn Thibault pour Alba, à la reconnaissance féminine accomplie, loin de la soumission aux hommes, au pouvoir et au monde, lui préférant le jeu, l’échange et l’amour.

Un voyage sensible dans un rêve éveillé – écoute intérieure et langue claire – qui révèle notre dimension existentielle, contre-exemple tonique de nos temps obscurs. 

Véronique Hotte

Du 9 au 25 mars 2022, du lundi au vendredi 20h30, samedi 18h30, dimanche 16h, relâche le mardi, au Théâtre Gérard Philipe, Centre dramatique national de Saint-Denis,59, boulevard Jules Guesde 93200 Saint-Denis.Tel : 01 48 13 70 00 http://www.theatregerardphilipe.com / reservation@theatregerardphilipe.com. Le 29 mars 2022,Théâtre de Chartres, scène conventionnée d’intérêt général.