
Crédit photo : Attilio Marasco
Andromaque de Jean Racine, mise en scène de Anne Coutureau.
Un an après la chute de Troie, le victorieux roi Pyrrhus, fils d’Achille, s’est approprié Andromaque, veuve d’Hector, et de leur très jeune fils, pour les conduire en Epire, en tant que butins de guerre. Or, les Grecs ne sont pas tranquilles de savoir cet enfant en vie – ce pourrait être un vengeur potentiel des Troyens. Voilà pourquoi Oreste, fils d’Agamemnon, vient en leur nom le réclamer.
Pyrrhus s’oppose à ce projet, décidé d’en finir avec la logique de la vengeance. Il espère ainsi devenir aimable aux yeux d’Andromaque qui le rejette pourtant, éplorée, profondément affectée. Pyrrhus reporte son affection sur Hermione, l’accordée initiale qui s’est éprise de lui; mais il se rétracte une nouvelle fois pour épouser Andromaque, décidée à sauver son fils par cette union.
Délaissée, Hermione utilise la passion ardente qu’Oreste éprouve pour elle, afin de le sommer de tuer le roi. Mais les Grecs l’ont devancé et Hermione se donne la mort après avoir maudit Oreste, fou à présent. Andromaque la Troyenne, seule rescapée de cette chronique, règnera sur l’Epire.
Pour la metteuse en scène Anne Coutureau, passionnée et inspirée par le théâtre classique, la troisième pièce de Racine,créée en 1667 au succès immédiat, est un tournant dans le théâtre du XVII è siècle, « en remisant d’un coup la tragédie héroïque de Corneille à un autre temps ».
Racine invente la tragédie humaine, dans l’absence du conflit entre le devoir et le coeur, révélant des personnages qui se débattent avec leurs désirs et pulsions : style nouveau, pur et simple.
Après l’Andromaque d’Euripide qui rassemble en un épisode romanesque plusieurs légendes de la Guerre de Troie, dénonçant les conséquences de la guerre, Racine tisse les entrelacs subtils d’une intrigue galante dans le goût de son temps. Captivité d’Andromaque, menaces pour la vie de son fils, jalousie d’Hermione, complot d’Oreste et mort du roi Neptoloméne dit Pyrrhus.
« La parole fait du passé une arme terrible : elle renvoie chacun à une hérédité héroïque dont il doit assumer l’excès d’honneur jusqu’à l’indignité. Priam à travers Hector pour Andromaque et Astyanax, Achille pour Pyrrhus, Agamemnon et Clytemnestre pour Oreste, Ménélas et Hélène pour Hermione; on est toujours « fils de quelqu’un », selon l’expression de Jacques Scherer.
(…) Héritage d’autant plus terrible à assumer qu’il est consacré par la disparition du père et le souvenir de sa mort violente : Achille et Hector tués au combat, Priam et Agamemnon massacrés; désarroi encore plus accablant pour Oreste hanté par l’horreur du matricide. Hermione est la seule dont les parents sont encore vivants mais, abandonnée très jeune par une mère infidèle et un père parti la reconquérir, elle a sans doute connu la détresse des orphelins nourrie de solitude. »
(Racine, Euripide/Andromaque, préface et commentaires Annie Collognat-Barès, Presses Pocket.)
« (…) A l’aliénation schizophrénique du passé s’ajoute celle de la passion : chacun y perd l’intégrité du « je »…, la quiétude pour Andromaque, l’esprit pour Oreste, la vie pour Pyrrhus et Hermione. La séduction est une emprise de détournement de l’autre, de dépossession qui se joue en termes d’oppression, de victoire et de défaite, de « fers » et de « feux. » Une guerre enfin.
La Guerre de Troie recommencerait, d’une certaine façon, grâce à l’amour dans l’âme de Pyrrhus – un duel occulte entre Pyrrhus et Hector à travers le regard d’Andromaque. La jalousie d’Hermione, devient le catalyseur de la catastrophe. « L’équivalence de l’amour et de la haine, nés sans cesse l’un de l’autre, cet axiome qui est la négation même du dévouement chevaleresque, est au centre de la psychologie racinienne de l’amour. » (Morales du Grand Siècle, Paul Bénichou).
Tous les personnages sont seuls : chacun est perdu dans la nuit de son passé, de sa solitude physique et morale. Ils pleurent sur leur sort, s’attendrissent parfois, guettent une parole, mendient un regard, mais toujours les yeux se détournent et les mots ne font que blesser sans convaincre.
Un plateau nu habité par les interprètes, deux à deux ou parfois quatre à quatre – les maîtres et leur confident respectif, seuls dépositaires d’une parole non entendue. Les lumières de Patrice Le Cadre jouent avec la noirceur appuyée d’un palais tendu de mystère. Le désir impulsif et vif de ces jeunes gens s’exprime en des mouvements spontanés et chorégraphiés entre les actes par Serena Malacco, et sont convoqués aussitôt les spots lumineux fluo des boîtes de nuit.
La musique de Woodkid est au rendez-vous, imposant une résonance insaisissable énigmatique.
Et, une fois données ces séances ordonnancées d’expression corporelle déjantée et explosive – défoulement magistral et exubérant -, scintille la parole racinienne et tragique – sensibilité et majesté des acteurs. Eléonore Lenne est Andromaque, figure de dignité et de conviction personnelle qui remonte à son histoire blessée; et sa suivante Céphise, que joue la délicate Clara Foubert, recèle en elle la peine immense de sa maîtresse qu’elle voudrait soutenir.
Hermione, incarnée par L’Eclatante Marine, un peu déstabilisée par ses émotions – interprétation légitime – déploie douloureusement les signes de sa gloire, soumise aux pleurs et petits gestes instinctifs. Elle s’accroupit, selon les postures identifiables de l’art des Orientalistes qui ne donnent guère la belle démesure contrôlée de ses états d’âme. Certes, les costumes de Frédéric Morel ne facilitent pas les déplacements de la fille d’Hélène, juchée sur de hauts talons rouge spectaculaires.
Le rôle de Cléone, perchée aussi sur de hauts talons blancs foulant le parquet à la résonance sèche, confidente d’Hermione, est porté par Alexiane Torrès, admirable de réserve policée et de nobles sentiments.
Louka Meliava – Pyrrhus – est un sombre roi altier d’Epire – poitrail ouvert -, égaré. Sébastien Gorski – Phoenix, gouverneur d’Achille puis de Pyrrhus – convainc par sa foi sincère en Pyrrhus.
Pylade, interprété par Bellamine Abdelmalk, évoque l’énergie attendue et dévolue à son ami Oreste, un soutien moral et physique de tous les instants. Théo Askolovitch qui joue Oreste – verbe vif et gestuelle en alerte – ne laisse pas indifférent, dévoilant son amour contrarié pour Hermione.
Un travail rigoureux dont la déclamation racinienne et la chorégraphie satisfont toutes les attentes.
Véronique Hotte
Du 6 au 23 janvier 2022, prolongation du 27 au 30 janvier, du jeudi au samedi à 21h, dimanche à 16h30, au Théâtre de l’Epée de Bois – Cartoucherie – 75012 Paris. wwwepeedebois.com Le 18 mai 2022 à l’ATAO – Association Théâtre Aujourd’hui Orléans.