Six Personnages en quête d’auteur de Luigi Pirandello, traduction de François Regnault, mise en scène d’Emmanuel Demarcy-Mota. 

Crédit photo : Jean-Louis Fernandez.

Six Personnages en quête d’auteur de Luigi Pirandello, traduction de François Regnault, mise en scène d’Emmanuel Demarcy-Mota. 

Six personnages en quête d’auteur est sans doute la pièce qui marque l’avènement du théâtre moderne en Europe, une pièce de rupture, comme en témoigne le scandale qu’elle provoque à sa création à Rome, en 1921, il y a cent ans. La pièce est un hommage à l’art théâtral, tout en dévoilant la contradiction profonde entre cet art et le réel, entre la fiction et la réalité.

Le biographe Federico Vittore Nardelli raconte la première de la représentation à Rome en 1921 : 

« A peine le spectacle commença-t-il qu’apparurent les premières bizarreries, un machiniste en bleu de travail se mettait à clouer bruyamment des planches sur la scène, un régisseur surgissait des coulisses et l’envoyait au diable, envoyait arriver des acteurs en tenue de ville, bavardant entre eux, pendant que le directeur de la troupe échangeait des banalités avec son secrétaire, puis venait une provocation supplémentaire à l’adresse du public, lorsque le directeur articulait : « Que voulez-vous que j’y fasse si …nous en sommes réduits à monter des pièces de Pirandello ! Des pièces exprès pour que les acteurs, le critiques ni le public y trouvent aucun plaisir ? » et pour finir, l’arrivée du fond de la salle, annoncée par le portier du théâtre, des six très curieux personnages : il n’en fallait pas plus pour faire sortir de leurs gonds tous ceux qui s’étaient rendus là pour passer agréablement la soirée… »

Pour le metteur en scène et directeur du Théâtre de la Ville, Emmanuel Demarcy-Mota qui reprend sa création, la force inaltérable de la pièce tient autant à la mise en abîme du théâtre – son fondement – qu’à l’incroyable modernité du drame familial de ces personnages – inceste, suicide, prostitution, mort sacrificielle de l’enfant au sein d’une famille recomposée…

L’intention du dramaturge italien est de porter ce drame sur scène, un défi que relève la troupe du Théâtre de la Ville, quand bien même le Directeur/metteur en scène précise encore : « Comprenez que sur une scène, ce n’est pas possible !/ Il faut représenter ce qui est représentable ! »

Autre biographe de Pirandello, Pierre Lepori (Ides et Calendes, 2020) pense que l’auteur sicilien transplanté à Rome a littéralement inventé non pas une langue littéraire, mais éminemment théâtrale, singulière et extrêmement vivante. Il oscille, dans sa première production théâtrale, entre le dialecte et un italien corseté, désireux d’être entendu au-delà des frontières locales.

Or, la « question de la langue » se double d’une préoccupation philosophique, l’incommunicabilité : 

« Mais il est bien là, le malheur ! Dans les mots ! Nous avons tous dedans un monde de choses ; chacun son monde de choses ! Et comment pouvons-nous nous entendre, Monsieur, si dans les mots que je vous dis je mets le sens et la valeur des choses comme elles sont en moi ; alors que celui qui les écoute inexorablement les assume dans le sens et la valeur qu’ils ont pour lui, dans le monde qu’il a en lui ? Nous croyons nous comprendre ; nous ne nous comprenons jamais. »

Pierre Lepori (Luigi Pirandello, ouvrage cité) évoque à propos des Six Personnages en quête d’auteur une histoire simple, douloureuse et tragique que les personnages voudraient enfin voir représenter : le père – personnage typique masculin philosophant de la tradition pirandellienne – a chassé jadis de la maison familiale sa femme et l’amant de celle-ci; de leur nouvelle union sont nés trois enfants, mais la vie de la famille est bouleversée par la mort du second mari. 

Dans la pauvreté, la fille aînée de la fratrie – personnage de « belle-fille » – interprétée par Valérie Dashwood, vindicative et radieuse dans le rôle, est contrainte de se prostituer, à l’insu de sa mère, dans l’arrière boutique d’une couturière espagnole. Survient dans ces lieux, sans rien savoir de la ruine de son ancienne épouse, le premier mari – le Père, personnage trouble et baroque auquel Hugues Quester donne toute la folie et la démesure nécessaires -, client régulier de la maquerelle.

Le spectateur apprend l’histoire par bribes, la pièce s’échafaudant sur le plateau. Le directeur – le capocomico Alain Libolt, intéressé et fervent, sur le point de devenir auteur – sent bien la puissance de l’histoire et essaie d’imposer à ses interprètes de s’en emparer. Or, la tension entre les six personnages, dépositaires de leurs vérités multiples, et les comédiens tendant à la fictionnaliser, rend l’entreprise difficile. La mise en place de la pièce est constamment interrompue.

Les Six personnages en quête d’auteur sont un objet théâtral troublant « où la discussion sur les enjeux de la création va de pair avec une force tragique et humaine prodigieuse ».

Six personnages en quête d’auteur, création d’Emmanuel Demarcy-Mota en 2001 a été joué dans le monde entier et dans toute la France. En 2002, Hugues Quester et Yves Collet ont reçu tous les deux un Grand Prix du Syndicat national de la critique, le premier pour son interprétation du Père, le second pour la scénographie et les lumières. Le décor est d’ailleurs sans cesse en construction, estrades et chaises qu’on déplace, petite scène de théâtre dans le théâtre avec son petit rideau pour jouer et rejouer toujours la scène originelle de la belle-fille soumise indignement par le père.

Les comédiens sont intensément investis dans l’aventure, admirables de tensions et de gravité, infiniment sérieux pour ce qui est du métier d’acteur, explorant leurs personnages. Le tableau de la petite famille est une peinture de maître – la veuve voilée de noir Sarah Karbasnikoff, réaliste et idéalisée, entourée de sa petite fille (Alizée Demarle ou Blanche Vignes) et de son jeune fils inquiet, Chloé Chazé performante ; le fils aîné, sombre Stéphane Krähenbühl, achève la fresque.

De même, les autres acteurs-personnages en attente de leurs rôles jouent à merveille la curiosité, l’anxiété amère, puis la compréhension et l’intérêt: Céline Carrère, Charles-Roger Bour, Sandra Faure, Philippe Demarle, Gaëlle Guillou, Gérald Maillet, Pascal Vuillemot, Jauris Casanova.

Une pièce à redécouvrir et à scruter sans fin, tant elle demeure vertigineusement actuelle.

Véronique Hotte

Jusqu’au 13 juin au Théâtre de la Ville, Espace Cardin, 1 avenue Gabriel 75008 – Paris. Tél : 01 42 74 22 77.

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