Crédit photo : Pierre Planchenault.
Focus Festival de la Ruche : étapes de travail, maquettes, performances, lectures, les 6 et 7 mai 2021, TnBA – Théâtre national de Bordeaux en Aquitaine –, direction de Catherine Marnas.
Avec Baptiste Amann, Jérémy Barbier d’Hiver, Collectif Les Rejetons de la Reine, Collectif OS’O, Julien Duval, Monique Garcia – Glob Théâtre, Catherine Marnas, Yacine Sif El Islam et Aurélie Van Den Daele et la complicité de Vanasay Khamphommala, Bénédicte Simon et Julie Teuf.
Construit en collaboration avec les artistes, le festival invite les professionnels à vivre deux jours d’immersion au coeur de la création dans un Centre dramatique national. Il s’agit, d’une certaine manière, d’une radiographie à l’instant « T » d’expressions artistiques complices; certaines formes sont déjà abouties, d’autres sont des esquisses, des brouillons ou bien un désir naissant. Des propositions de découvertes des univers artistiques de l’émergence qui a trouvé au TnBA – Théâtre national de Bordeaux en Aquitaine, – un lieu précieux de partage et de croisements.
La directrice du TnBA, Catherine Marnas, a rassemblé des artistes aux démarches singulières, aux interrogations communes. Focus invite à découvrir à la fois leur univers personnel et leurs réflexions partagées – contradictions et synergies. Dans la diversité des parcours se dessine une interrogation sur les enjeux de la création contemporaine, sur la diversité : esthétiques, processus.
Recherches en cours ou gestes spontanés et éphémères, performances, esquisses, table ronde : soit les intuitions, les convictions et les questionnements qui sous-tendent tout geste artistique.
Mine de rien, lecture, projet porté et texte de Jérémy Barbier d’Hiver, avec Julie Teuf au Studio de création.
Dans le cadre d’un compagnonnage plateau avec la Cie Florence Lavaud, Jérémy Barbier d’Hiver de la compagnie Les Rejetons de la Reine écrit, met en scène et interprète, aux côtés de Julie Teuf, avec la complicité de Simon Delgrange, un regard sur la brutalité et la douceur de l’existence.
Près de sa mère en chaise roulante, un homme se confie au public sur la tombe d’un père qu’il n’a pas connu. Il partage ses rêves, ses questions, sa façon d’aimer. Jérémy Barbier d’Hiver questionne cet héritage social et culturel – la façon de vivre, d’être ensemble, selon des codes de conduite reproduits dans l’absence de recul; instinct domestiqué à contrôler et qui refait surface.
L’interprète est un fils un peu « habité » et mal habillé, façon sans domicile fixe, faisant rouler le fauteuil de sa mère handicapée dont il s’occupe avec soin, la rhabillant, l’embrassant. Il s’adresse au spectateur droit dans les yeux : « C’est bien de se voir, de se regarder, ça fait exister ! » Ou encore : « Ici c’est calme, on s’entend penser… On se dit que tout est possible… Le silence… ».
Il tient un sac de provisions à la main qu’il accroche au siège roulant maternel – Julie Teuf, l’oeil hagard, est à moitié endormie ou inexpressive, si ce n’est en de rares instants où « elle fait le chat la nuit avant de se battre au-dedans ». Elle parlait avant, raconte le fils. Quant à lui, il tient un récit zappé et éclaté de sa propre existence – des anecdotes effervescentes égrainées depuis la matière d’une histoire – la sienne -, essentiellement perçue à travers sensations et impressions.
Des comparses ou voisins surgissent des bribes de paroles du fils – Petit Homme, Papy d’Amour et surtout Audrey, la copine à bicyclette dont il aime ressentir « le froid du dehors », quand il se tient serré contre elle dans l’ascenseur de l’immeuble, le vélo à ses côtés. Le rêveur aime sa mère, comme il aime « le mou », les bananes, le sable… Monde réduit à des sensations diverses, l’image même de ce que la mère handicapée peut éprouver et que le fils reprend à son compte.
Il attrape au vol le chant des oiseaux contre les bruits de la ville : « soit je brûle, soit je fais semblant ». La langue est brute, approximative et bancale, Et les choses peuvent se retourner, la mère comique devient à son tour protectrice d’un fils fragilisé. Tous deux sont à la recherche de ce qu’il appelle « un peu de vie », avec la parole comme répit à la solitude, une existence à partager.
Deux belles présences scéniques que le public suit, à l’écoute de cette étoffe brute des jours.
Le Courage des oiseaux (carnet de bord), lecture performance, projet porté par Baptiste Amann de la Compagnie L’Annexe, texte et performance de Baptiste Amann – Salle Vauthier.
En solo, Baptiste Amann présente son journal de bord, assumant seul ce projet subjectif et intime – de la composition musicale à l’écriture, de la construction de l’espace à l’interprétation. Autour d’un piano, instrument révélateur d’un « autre niveau de l’existence », il partage les souvenirs de l’aventure artistique de la trilogie Des Territoires. Du début 2014 où tout le monde était bénévole à la fin, 7 ans plus tard, avec la préparation de la version intégrale pour le Festival d’Avignon 2021.
Échanges de mails, anecdotes de répétitions, témoignages des difficultés d’écriture, coupures de journaux, échanges critiques avec le public, le capitaine de ce spectacle en solitaire ouvre ses archives personnelles pour retracer la genèse d’une fresque où l’Histoire fait écho aux histoires.
À son récit autobiographique, Baptiste Amann, selon les crises sociales, culturelles, sanitaires du temps, mêle en même temps, celui d’une actualité qui va des attentats à la pandémie, de Nuit debout aux Gilets jaunes. Soit la nécessité de maintenir une utopie vivante au milieu du tumulte.
Les compagnons de route cités se sont connus à l’ERACM – Ecole régionale d’acteurs de Cannes & Marseille -, dont le narrateur, à la fois auto-biographe et personnage, fait partie, originaire d’Avignon, de milieu très modeste, insiste-t-il, même si ses parents, en lui achetant, à sa demande, à l’âge de cinq ans, un vieil instrument sec d’étude, lui ont permis d’apprendre et d’aimer le piano.
Baptiste Amann n’épargne aucun détail de cette fabuleuse aventure théâtrale, pleine de fougue et de fureur, d’élans et de goût de vivre, alors que la mort sera au rendez-vous de certains proches.
Une aventure collective dont le discoureur est le principal artisan, « faiseur de théâtre », réduisant le monde à son projet personnel, Des Territoires, une oeuvre en trois parties et en trois temps, selon l’intimité des familles et des groupes reliés à l’Histoire, la première ayant à voir avec la Révolution française, la deuxième avec la Commune et la troisième avec la Révolution algérienne.
Réussites et échecs, les parties Des Territoires sont inégalement reçues, positivement d’abord puis les critiques sont plus réservées, et l’auteur en est profondément affecté; il retravaille. Les détails, noms des critiques, ne sont pas épargnés au public confidentiel, ce qui n’intéresse que peu l’essentiel des spectateurs placé hors-champ du petit réseau de théâtreux qui tient lieu de monde à l’auteur. Pourtant, le concepteur croit évoquer la société de son temps à coups de colère via les mouvements des Gilets jaunes et Nuit Debout, qu’il analyse à grands traits – pensée simpliste et populiste: au début du XXI ème siècle, les réformistes d’un côté, et les réactionnaires à l’esprit néo-colonialiste de l’autre, au sein d’une société fragmentée en communautarismes juxtaposés.
Or, le protagoniste n’en est pas moins authentique, quand il relate ses recherches de résidences artistiques de la toute jeune compagnie – Marseille, Reims, Paris-, et l’escapade bourguignonne à Saint-Germain Le Rocheux : pour le groupe de comédiens et techniciens soudés, la convivialité est vécue avec le village – le festival d’été est organisé avec les habitants, proximité et collectivité.
Le théâtre comme un baume au « problème de l’âme ».
Au fil du temps, le narrateur prend conscience des fratries fictives issues des Territoires, ayant appris, en dépit de lui et à travers l’épreuve de destins tragiques autour de lui, ce que grandir peut bien vouloir dire, à partir du temps du déni, puis de celui de la colère et enfin celui de la réparation. Le bateleur estime que son enthousiasme n’a rien à voir avec le pouvoir ni l’argent mais avec le panache d’une vie, « l’architecture de l’âme » vue comme objet esthétique à méditer.
Depuis les paroles initiales chantées – Le Courage des oiseaux de Dominique A , « Si seulement nous avions le courage des oiseaux Qui chantent dans le vent glacé », à la réplique tchékhovienne « Voilà, il neige. Où est le sens ? », une pleine existence est brossée, enfance, vie et mort mêlées.
Baptiste Amann est édité chez Tapuscrit Théâtre Ouvert, ainsi sa trilogie Des Territoires qui sera présenté du 7 au 12 juillet au Festival d’Avignon In en 2021, et ouvrira la première grande saison deThéâtre Ouvert au 159, avenue de Gambetta, du 15 au 25 septembre prochains. Auparavant du 2 au 5 juin, à voir un autre de ses textes, Rapports sur toi, mis en scène par Rémy Barché.
Herculine Barbin : archéologie d’une révolution, lecture, projet porté par Catherine Marnas, d’après Herculine Barbin dite Alexina B. de Michel Foucault, mise en scène de Catherine Marnas, dramaturgie de Vanasay Khamphommala, avec Yuming Hey au Studio de création.
Née en 1838, Adélaïde Herculine Barbin est élevée « comme une fllle », parmi les femmes. En 1860, un examen médical révèle qu’elle est un homme et un jugement modifie son état civil : Adélaïde devient Abel. Jusqu’à la mort qu’elle se donne, Adélaïde/Abel tient un journal intime dans lequel elle/il décrit la violence d’une société genrée, propriétaire de son corps et de son identité.
Elevée comme une jeune fille pauvre et méritante dans un milieu exclusivement féminin et religieux, Herculine Barbin, surnommée dans son entourage Alexina, a été finalement reconnue comme un « vrai » garçon; obligée de changer de sexe légal, après une procédure judiciaire et une modification de son état civil, incapable de s’adapter à son identité nouvelle, il/elle se suicide.
En avant-première de sa création en janvier 2022, Herculine Barbin : archéologie d’une révolution, Catherine Marnas propose la lecture d’un texte inspiré de la vie de ce personnage inter-sexué. Après s’être posé la question de sa légitimité, en tant que personne cisgenre, à s’emparer de ce texte d’une personne non genrée et de le mettre en scène, en échangeant aussi avec le dramaturge Vanasay Khamphommala qui l’accompagne et le philosophe Paul B. Preciado, l’artiste et directrice du TnBA choisit de partager poétiquement ce trouble, au-delà des communautés.
D’une évolution progressive à une révolution du changement du regard de tous sur une réalité « discrète » qui reste continue et récurrente, et jette progressivement le masque librement.
À partir du récit autobiographique exhumé par Michel Foucault et de l’accompagnement du dramaturge Vanasay Khamphommala, analyse est faite par la metteuse en scène de la révolution sociale que les corps portent en eux. Que penser du classement des humains par genre ? Des rapports de force et du système de domination et d’inégalités qui en découlent ? Nos corps sont-ils le reflet de notre place sociale ? Faut-il enrayer la notion de genre ? La penser autrement ? Et s’approprier enfin ces histoires singulières afin que ces voies alternatives soient entendues.
Avec le témoignage d’Herculine, de la douceur de ses années féminines à son brutal changement d’identité, Catherine Marnas s’interroge : la construction personnelle est-elle biologique et/ou culturelle ? Notre corps nous appartient-il ? Ni manifeste, ni exposé : un trouble.
Un grand écran surplombe le plateau – une reproduction projetée de L’Hermaphrodite Borghese, ou L’Hermaphrodite endormi, sculpture en marbre grandeur nature; de temps à autre, apparaît à l’écran l’interprète Yuming Hey, lisant des extraits de la préface de Michel Foucault (1980), Le Vrai Sexe,ou des extraits du texte d’Herculine Barbin.
Clémence Boucon et Franck Manzoni, lecteurs au plateau, partagent la lecture avec Yuming Hey,lisant ici et là un extrait du Registre d’état civil de Saint-Jean d’Angély en 1860, qui « corrige » l’identité d’Herculine, et aussi un extrait du journal local de la même année, L’Echo rochelais -« la jeune fille était un jeune homme »-, et la Lettre de Jean Cocteau à Herculine (2007).
Le récit est tressé d’autres textes plus contemporains, de témoignages issus de rencontres avec des associations, et des réflexions sur le genre et la binarité. Le texte retrouvé par Michel Foucault, à partir d’un document mutilé est un document unique sur les minorités sexuelles. Les fictions depuis l’origine sont marquées par ces questions : Les Métamorphoses d’Ovide, la figure de Tirésias qui a connu l’extase dans les deux sexes, S/Z de Roland Barthes…
De la fiction à la réalité…
Herculine Barbin, texte littéraire écrit par une brillante institutrice de l’Ile d’Oléron,est une bombe à retardement qui, du mythe, passe aujourd’hui à la réalité et au politique – projet sensible qu’attrape au vol avec à-propos et grande délicatesse la mise en scène prometteuse de Catherine Marnas.
Un poignard dans la poche, lecture théâtralisée, projet porté par Les Rejetons de la Reine, texte de Simon Delgrange, avec Jérémy Barbier d’Hiver, Clémentine Couic, Alyssia Derly et Julie Papin, au Studio de création.
Une mère et un père de famille reçoivent à déjeuner leur fille et sa petite amie, activiste anticapitaliste. Le père porte un regard romantique sur la lutte politique de cette dernière, la mère est tant fascinée que terrifiée, tandis que leur fille observe la rencontre de ces deux mondes.
C’est l’occasion d’assister alors à une scène de vie quotidienne – un dimanche en famille.
Mais, insidieusement, le réalisme de cette situation vrille. Une réplique répétitive, un silence, une sensation de déjà-vu. Les variations d’une même scène se succèdent dans une boucle infernale. Petit à petit, la monstruosité des personnages est mise en lumière, les situations deviennent de plus en plus cauchemardesques, jusqu’au délire, pour mieux revenir à une réalité glaçante.
Les Rejetons de la Reine s’interrogent sur la notion de fiction et sur sa place dans la vie quotidienne, dans ce que nous projetons sur les autres, dans ce qu’ils pensent de nous.
Simon Delgrange signe une pièce protéiforme où, avec une table et quatre chaises, quatre comédiens transportent les spectateurs dans un univers parallèle – quatrième dimension de fiction. On le voit affalés sur un coin de table, presque allongés, et tête pendante dans le vide…
Un poignard dans la poche est le premier projet collectif de la compagnie, une mise en scène collective avec les quatre interprètes sur le plateau, Jérémy Barbier d’Hiver, Clémentine Couic, Alyssia Derly et Julie Papin. La réflexion de départ de l’aventure procède d’un thème-noyau, précise en introduction, l’auteur Simon Delgrange, celui de la fiction dans la vie quotidienne, à travers ce qu’on imagine de soi et des autres, comme si nécessité était faite d’être héros de sa vie.
A la collaboration artistique, à la direction d’acteurs et à la dramaturgie, Franck Manzoni.
La fable familiale se glisse à l’intérieur de ce « moteur », dans les rôles qu’on se choisit et échange avec l’autre dans le cocon privé, selon les jeux de pouvoir et de ré-attribution des postes. La réflexion se poursuit sur la dislocation de la souche originelle jusqu’à sa dé-construction, celle-ci étant devenue un enjeu, quand on ne sait où se raccrocher au milieu des tempêtes actuelles.
Et lutter encore contre les courants de pensée qui déstabilisent la notion de vérité -complotismes. Comment s’y prendre pour construire enfin un avenir, une famille, en dépit des obstacles ?
La présentation d’Un poignard dans la poche au Focus est un flash, une précipité de spectacle.
L’écriture au début rappelle la mélodie lagarcienne : les parents posent d’emblée des questions à leur fille et à son amie, questions banales en apparence dont la récurrence en cache le sens autant qu’il l’expose : « ça va?… Mais oui !… Elle nous dira de toute façon… Vous avez fait bonne route ? On a préparé un agneau au basilic… Que font-elles ? …On ne peut pas faire tout ce qu’on veut…Notre fille est là … Vous êtes de la famille déjà …A l’aise, Lise… A Lise, l’aise…Il essaie d’être drôle… »
Des questions et commentaires qui ne s’adressent à personne, mais à soi. La mère est souriante mais elle fait état de sa fatigue : le travail, le trajet, le besoin de vacances. Elle court au burn-out, dit-elle. Quant au père, il ne cesse de répéter : « Je suis le roi » , couronne sur la tête satisfaite. La langue s’amuse à se déployer autour d’elle-même, courant d’un personnage à l’autre.
Peu à peu, les lecteurs se font personnages, l’absurde et la folie s’emparent du plateau, à la façon de La Cantatrice chauve de Ionesco. La fille et le père s’embrassent étrangement, et la mère assiste à leur étreinte sans savoir quoi dire, sinon des banalités et des lieux communs inopportuns; sourires et rires, tandis que l’amie se laisse aller à un étrange comportement animal ou sauvage.
De jolies découvertes prometteuses de ce Focus ressaisissant et tonique.
Véronique Hotte
Focus Festival de la Ruche : étapes de travail, maquettes, performances, lectures, les 6 et 7 mai 2021, TnBA – Théâtre national de Bordeaux en Aquitaine, 3 place Pierre Renaudet, Square Jean-Vauthier BP7 33032 – Bordeaux Cedex. Tél : 05 56 33 36 80.