Crédit photo : Baptiste Muzard.
Daddy Papillon, la folie de l’exil, texte et mise en scène de Naéma Boudoumi – éditions Comme un arbre !, illustration de Zoé Laulanie.
Naéma Boudoumi sait de quoi elle parle quand elle prend appui sur son expérience personnelle. Fille d’un père sujet à l’hallucination et à la bouffée délirante – un diagnostic de maladie mentale-, elle fait siennes les visions, hallucinations, voix vécues, de l’euphorie au sentiment de persécution.
L’auteure et metteuse en scène ouvre une relation sensible entre acteurs et spectateurs, au-delà de la solitude du fou et du « discours généralement mortifère tenu par l’institution politico-médicale et assimilée socialement ». Le spectacle fait entendre, d’une part, les mots de ceux qui n’ont pas l’occasion de se dire ni de se raconter, et de l’autre, il questionne l’accompagnement social en question, ainsi que la précarité et l’augmentation de ceux qui sont vus comme inaptes ou assistés.
La mise en scène s’articule sur une expérience corporelle subjective et sur la mémoire sensorielle de rencontres dans les structures de soins et autres. Des histoires de vie, une confrontation sensible à l’actualité des dérives post-traumatiques – flux migratoires et revendications identitaires.
Homme végétal, homme plante, homme fleur, homme papillon, lourd de souvenirs d’enfance où l’on mangeait des figues et de relents de la guerre où il fallait se cacher dans la nature, Monsieur B est un drôle de sire qui semble n’en faire qu’à sa tête. Ouvrier du bâtiment en Normandie, il est tombé d’un toit – une chute non fatale mais qui l’a « fêlé ». Il marche pieds nus dans la neige, vit seul dans sa maison insalubre. On lui donne des conseils : « Fais ceci.… » Mais il veut pouvoir rêver et penser, suivre l’oiseau derrière la vitre – silence, solitude, joie, métamorphose.
Un drôle de type encore dont on apprend qu’« Il est né là-bas, le jour des figues. C’est son grand-père qui lui a tout appris; Il était très sage mais il a toujours eu peur la nuit. Les serpents. »
Autour de Monsieur B sur le plateau, vont et viennent non seulement le Docteur Mouche, les pompiers Sauveur 1, Sauveur 2, Grand Sauveur, les autres patients d’établissement psychiatrique, Pyjama 1, Pyjama 2, un Infirmier, mais aussi Danny, la voisine en colère qui fredonne un air de Jingju d’opéra de Pékin, et plus inattendu encore, un Papillon, des Chaussons errants, un Escargot, des Vivants, sans oublier Françoise qui tapine, allant et venant sous l’abri de bus.
Avec Daddy Papillon, la folie de l’exil, Naéma Boudoumi dessine le portrait intime et poignant d’un immigré qui ne se sent chez lui, ni ici, ni là-bas. Une épopée absurde et ubuesque peuplée de personnages hallucinés, inventés et inventifs. Un voyage immobile, entre joie et espérance.
Arnaud Dupin qui joue Françoise en short court, blouson de cuir, bas résille et talons aiguille est inénarrable : « Je fais ce que je veux madame, la rue est à tout le monde. Et si ma vue vous indispose vous n’avez qu’à tourner la tête… Si, c’est grave madame, parce que votre regard , il est pas beau… Dès que je pose un pied dans la rue, les gens. Me regardent… »
Scène facétieuse, d’autant que le comédien a interprété encore d’autres rôles « constructifs » et « réparateurs » – le Docteur Mouche, puis un Infirmier-, même s’il revêt aussi la tenue significative d’un Pyjama-patient qui réclame son café à l’heure du goûter : « Tu as eu ton café? Hé Gros cheveux Le Grand dit que t’as une blonde Une vraie Pourquoi tu t’en vas ? ça te gêne ? »
« Gros cheveux » est le protagoniste qui vit dans un drôle de taudis : Carlos Lima incarne un Monsieur B inouï, inventif, athlétique et gymnaste, puis jouant avec sa roue Cyr, un appui acrobatique et imaginaire, note Naéma Boudoumi, quand il ne se tient pas reclus sous une couverture onirique relevant de la scénographie textile et la création costumes de Sarah Topalian.
Une couverture colorée et métaphorique – immense doudou – figure l’intérieur de l’appartement dont le mobilier est détérioré, marqué par l’accumulation de détritus, oignons et épluchures de pommes de terre invisibles, qui font corps avec l’occupant. Le Grand Sauveur note nulle trace d’animal dans ces lieux, mais une mangeoire sur le rebord de la fenêtre pour nourrir les pigeons…
Carlos Lima investit l’espace, arpenteur et danseur ou bien immobile et muré dans son silence.
Monsieur B se tient souvent face à la fenêtre, chez lui comme dans l’établissement psy. Les Pyjamas le regardent : « Il est collé à la vitre… Il joue avec les nuages. – Le ciel est bas…Y a rien à jouer. Il se fout peut-être juste de notre gueule. » Et suit le diagnostic du Docteur Mouche :
« Le patient ne semble plus savoir s’il rêve ou s’il est éveillé, Monsieur B, Algérien, De sexe masculin, Naissance présumée 1956, Chef de chantier, Domicilié à Rouen, Veuf 1 mètre 65, 83 kilos, Tristesse Dépression Anxiété Agitation… Agressivité Mélancolie Bouffées délirantes Selon nos critères habituels, maniaco-dépressif, mais il pourrait simplement qu’il soit algérien. Nous ne sommes pas anthropologues Traitement Haldol » Une pluie de pilules colorées tombe sur le sol.
Quand le médecin s’adresse à Monsieur B, il s’occupe du pigeon qu’il regarde de sa fenêtre, ne lui prête guère attention et ne répond pas à ses questions, jusqu’à l’envol de l’oiseau. Lui qui aime les frites, répète-t-il, aimerait manger un « painssant » – un gros pain avec un croissant dedans.
La voix de son grand-père l’interpelle, quand il savoure le pain : « Azzedine …Azzedine… », il se propose d’être mangé entièrement. Or, le petit-fils ne veut pas que la voix de son grand-père disparaisse, il n’en mange que la moitié, l’autre dans sa poche : « Tu seras toujours avec moi… »
Le théâtre est un entre-deux où se révèle l’envers de la maladie – sa face cachée – où le fou témoigne aussi du spectateur. Un voyage visuel et sonore – lumières de Paul Galeron et Charlotte Gaudelus, et le son de Thomas Barlatier -, entre texte et geste dansé – le mouvement chorégraphique est d’Anna Rodriguez -; une écriture transversale, culturelle et artistique.
Soit l’épopée déjantée d’un immigré malade qui révèle en même temps l’équilibre fragile de tous. Libérer ainsi la parole dudit « fou », la délivrer pour tenter d’entrevoir autre chose que la maladie.
Le spectacle explore des techniques corporelles empruntées au cirque, à la chute et au basculement – chute au propre et au figuré, acrobaties du corps et de l’esprit pour ne pas sombrer mais résister : « l’homme qui tombe, la perte de son travail, de l’être aimé, la solitude mais, aussi le corps du fou – hors-norme et soumis à la camisole chimique-, d’où des résurgences de jeunesse et de vivacité contrebalancées par des états végétatifs ou amorphes », écrit l’auteure. Une partition corporelle complexe pour une expression poétique et rythmique des états que traverse l’antihéros.
La vie tourne en rond, pensées et paroles reviennent, à la manière d’un corps confiné, mais aussi de cette roue Cyr qui traverse l’espace, casse les frontières et ramène le public en Algérie ou ailleurs, là où les figuiers poussent, là où il aurait été doux de vivre si la vie avait été plus tendre…
Le troisième larron Maxime Pairault parachève la dimension onirique d’un univers imaginaire et sensuel, danseur et chorégraphe de partitions ultra-personnelles, incarnant le Papillon ou bien une danseuse à plumes du Lido ou du Carnaval de Rio de Janeiro, contorsionniste, grimpant sur les parois ou bien les descendant en animal agile dont les muscles dessinent les mouvements de vie.
Un spectacle de grande poésie et sensibilité, en décalage avec ce qu’on nomme « la normalité », le songe et la pensée s’articulant sur les mouvements des comédiens – de la déclamation à la danse, de l’explication de soi à l’observation du monde, du cirque au monde des sens et du rêve.
Véronique Hotte
Présentations publiques du 19 au 23 mai 2021, mercredi, jeudi et vendredi à 18h30, samedi 15h et 18h30, dimanche 16h30, au Théâtre de la Tempête, Cartoucherie, route du Champ-de-Manoeuvre 75012 – Paris.