2020-09-19 Nouveau Theatre de Montreuil – Frederic Sonntag – Asanisimasa – D’autres mondes ©gaelic69
D’autres mondes, texte et mise en scène de Frédéric Sonntag.
Le spectacle s’ouvre sur une adresse au public qui doit savoir définir une particule et prendre conscience de l’instant présent avec ses calculs infinis de probabilités :
« Ce soir, vous auriez pu ne pas être là. Vous auriez pu décider à la dernière minute de rester chez vous. Ou vous auriez pu rester coincé dans les embouteillages… »
De son côté, Fredric Jameson écrit : « La société de consommation, la société des médias, la « société du spectacle », le capitalisme tardif… se caractérise par la perte du sens de l’histoire, non seulement du passé mais aussi des futurs ». Ce théoricien politique marxiste, analyste des courants culturels contemporains, voit dans le postmodernisme la spatialisation de la culture, une pression capitalistique.
Le metteur en scène Frédéric Sonntag et la compagnie AsaNisiMAsa poursuivent leur pensée singulière, en phase avec les préoccupations de notre temps, sur les mondes parallèles et les univers multiples avec D’autres mondes, nouvelle création.
S’inspirant de la théorie scientifique des mondes multiples et des mythologies de la science-fiction, Frédéric Sonntag, artiste associé au Nouveau Théâtre de Montreuil,
sonde l’importance de la mémoire et de l’imaginaire, comme si la croyance dans la pluralité des mondes possibles pouvait refléter le désir de s’inventer des ailleurs.
L’individu vivrait aujourd’hui dans un présent sans fin, sans passé – disparu – ni projection dans le futur – devenu impensable et irréversiblement inaccessible.
Voici, entre autres, le matériau duel de base sur lequel le spectacle prend appui.
D’un côté, en 1961, le physicien Jean-Yves Blanchot, spécialiste des théories de l’état de la matière à l’échelle des particules élémentaires, théoricien révolutionnaire qui prétend régler le problème de la mesure en physique quantique. Cette « théorie des mondes multiples » démontre mathématiquement l’existence de réalités parallèles se réalisant simultanément, sans pouvoir communiquer entre elles – théorie longtemps méprisée avant d’être reconsidérée au milieu des années 1980.
De l’autre côté, en 1961, en U.R.S.S., Alexei Zinoviev, vient de passer cinq ans au Goulag pour « activité contre-révolutionnaire », il publie son premier roman Univers 7 sur les univers parallèles. Dans les années 1970, aux prises avec des expériences mystiques et à l’abus d’alcool et d’antidépresseurs, il prétend avoir accès à des mondes parallèles, ce qu’ils retranscrit dans un cycle de romans qui le rendra célèbre au début des années 1980, Les Ordonnateurs du temps.
Or, le spectacle D’autres mondes met en scène un temps déjà dédoublé sur deux générations parallèles, manière préalable d’explorer les espaces temps multiples.
Au début des années 1960, le physicien et l’auteur de science-fiction soviétique travaillent sur le même concept : l’existence d’univers parallèles. En 2010, leurs enfants – le leader d’un groupe de rock et une futurologue médiatisée – sont chacun hantés par l’héritage paternel et confrontés également à d’étranges événements : le surgissement d’autres réalités au sein de leur réalité propre – assister en spectateur à des scènes vécues dans l’enfance et dans un passé plus ou moins lointain.
Le spectacle invite à traverser le miroir pour cette découverte : verve théâtrale, goût pour le romanesque, changements spatio-temporels, constructions labyrinthiques.
La scénographie d’Anouk Maugein relève du forum où se tiennent les assemblées populaires pour discuter des affaires publiques, un brassage de citoyens d’ici et maintenant, dont les deux narrateurs, Romain Darrieu et Amandine Dewasmes, qui déploient dans leur récit un entrain et un goût de convaincre absolument pertinents.
Amusés et libres dans leur manière de narrer et d’attirer le public qui adhère sans ciller à des dires pas si loufoques, et avec derrière eux, un espace qui tient du capharnaüm où se jouent les scènes significatives du roman de l’auteur-concepteur.
Récits de vie et monologues des deux inventeurs en question, Blanchot et Zinoviev, interprétés respectivement par Florent Guyot et Victor Ponomarev, décidés et persuasifs dans leur rôle, l’un inquiet et mobile, l’autre tranquille mais tenace.
Et leurs enfants respectifs, Antony, devenu adulte, musicien reconnu, incarné par Antoine Herniotte, indécis et profondément troublé, en quête de son père : il « voit » dans la maison familiale où il est revenu, des scènes d’enfance jouées in vivo où il est enfant avec mère et sœur, et ce père insaisissable qui fait des tours de magie.
Anna, fille de Zinoviev, futurologue, s’exprime dans les médias : Fleur Sulmont est admirable dans le rôle de femme engagée qui aimerait qu’on respecte la planète.
Les médias sont convoqués sur la scène, les reproductions de l’émission télévisée littéraire comme Apostrophes animée par Bernard Pivot est un morceau d’anthologie.
Tant sur l’écran vidéo de Thomas Rathier qui donne à voir un jeune Bernard Pivot des années 1975, entouré de ses invités, que sur la scène-même de théâtre où les comédiens simulent et interprètent ces mêmes émissions avec humour – jovialité de l’animateur et réactions incertaines de certains des invités dont Zinoviev, accroché à sa bouteille d’alcool, une reprise de la scène d’ivresse mémorable de Bukowski.
D’autres mondes propose ainsi un voyage dans le temps passé des spectateurs.
Sur le plateau encore, des entretiens – une étudiante en thèse sur la musique du groupe de rock d’Antony -, le retour régulier des joyeux narrateurs loquaces sur la scène, Anna Zinoviev et ses rêves, tous les personnages et leurs idéaux à atteindre.
Les lumières de Manuel Desfeux ajoutent à la fresque de la couleur et du peps, ainsi le cercle lumineux qui entoure et accompagne le magicien et ses tours facétieux.
Les interprètes sont tous plus ou moins musiciens, une vraie troupe de bateleurs – cordes, instruments à vent, accordéon, piano, chant. Saluons la création musicale de Paul Levis, présent sur le plateau, avec Malou Rivoallan, Gonzague Octaville…
Temps suspendu entre passé et avenir et leur emmêlement pour le bonheur présent.
Véronique Hotte
Nouveau Théâtre de Montreuil – CDN, 10 place Jean Jaurès 93100 – Montreuil, du 22 septembre au 9 octobre, mardi, mercredi, jeudi, vendredi à 20h, samedi à 18h, relâche dimanche et lundi. Tél : 01 48 70 48 90.