« Le Bel indifférent » (1957), film de Jacques Demy, d’après la pièce éponyme de Jean Cocteau. 28mn 20, à voir sur le site MK2 Curiosity et Trois Couleurs, une sélection de films gratuits à voir.
Dans une chambre d’hôtel, une femme attend, guettant les bruits sur le palier, téléphonant dans un bar pour demander des nouvelles de son amant. Quand celui-ci rentre, elle lui exprime lassitude, jalousie, colère : il ressort sans avoir répondu.
« Le Bel Indifférent » est une adaptation de la pièce éponyme de Jean Cocteau. Derrière la tragédie du couple, l’histoire dénonce les amertumes de la solitude. Une métaphore du monde, reflet d’une société où l’incommunicabilité règne en maître.
Une chambre d’hôtel modeste, éclairée par les rideaux de la rue. Divan-lit. Gramophone. Téléphone. Petit cabinet de toilette. Affiches. Au lever du rideau, l’actrice est seule, en petite robe noire. Elle guette à la fenêtre et court à la porte surveiller l’ascenseur, puis elle vient s’asseoir près du téléphone, elle met ensuite un disque d’elle et l’arrête. Elle retourne au téléphone et forme un numéro d’appel.
Le Bel Indifférent, dix ans après La Voix humaine, semble en répéter les caractéristiques essentielles : une femme trompée souffre de l’absence, des mensonges ou du silence de son amant, et, au terme d’un monologue alternant plainte et révolte, la malheureuse se soumet, pitoyable, à la cruauté de son sort.
Si La Voix humaine, selon Cocteau lui-même, était un dialogue à une voix, Le Bel Indifférent est un monologue à deux personnages. Cet acte que l’auteur assure avoir écrit pour Edith Piaf, en 1940, avait eu, en fait, deux versions précédentes, selon les précisions de Francis Ramirez et Christian Rolot (Théâtre de Cocteau, La Pléiade).
On y retrouve notamment, comme dans La Voix humaine, un décor de chambre située à proximité d’un cabinet de toilette très éclairé. Mais l’idée la plus originale est de jouer sur une mise en abyme : « Le rideau de théâtre se lève et découvre une petite scène fermée par le même rideau en réduction. Ce rideau se lève à son tour sur une chambre féminine – avec une fenêtre ouverte sur une nuit étoilée. »
Comme dans La Voix humaine, la « chambre des tortures » est montrée, telle une petite boîte dans la grande boîte du théâtre. Berthe Bovy devait tenir le rôle au début.
C’est la rencontre avec Edith Piaf, en février 1940, qui va précipiter l’évolution du projet vers da forme définitive. Yvonne de Bray a attiré l’attention de Cocteau sur la nature de comédienne de la chanteuse réaliste : une chanteuse, qui joue, qui parle, et ne se contente pas du rythme. Le jeune Paul Meurisse, alors ami d’Edith Piaf, et celui qui portera le rôle du premier Bel Indifférent se souvient de leur enthousiasme.
Edith Piaf aurait préféré une chanson mais elle admit d’être poussée en scène par ses deux amis. Dans le Théâtre complet de Jean Cocteau (La Pléiade), Francis Ramirez et Christian Rolot rapportent encore: « Edith Piaf permettait à Cocteau de viser ce public populaire, toujours idéalement désigné par lui comme le public d’excellence, auquel la nature habituelle de son théâtre ne lui donnait pas accès. »
En outre, Edith Piaf permettait à Cocteau, selon son propre avis, de réaliser encore une fois son « rêve de théâtre : le texte-prétexte, la pièce qui disparaît au bénéfice de la comédienne, et celle-ci qui a l’air d’improviser son rôle chaque soir.
Le texte du Bel Indifférent a été adapté par Cocteau à la personnalité populaire de son interprète : la femme, telle « la môme Piaf », est chanteuse de cabaret.
Le décor – ses affiches, son gramophone – renvoie au monde de la chanson, tandis que le divan-lit de la pièce évoque l’intimité douteuse d’une loge d’artiste – évocation d’un tour de chant, atmosphère enfumée, retour dans la nuit après le spectacle.
De plus, la femme, qui, dans les versions préalables en vers libres, parlait un français sans couleur sociale, utilise un vocabulaire piqué d’argot. Cocteau ne semble pas toujours très assuré dans le maniement de ce lexique – « ta poule… »
En choisissant Paul Meurisse pour interpréter le rôle du gigolo silencieux, Cocteau faisait un clin d’œil appuyé aux spectateurs reconnaissant dans ce partenaire de théâtre celui que la presse du cœur présentait comme l’amant de la chanteuse. Le caractère orageux de leur liaison ajoutait au plaisir ambigu de cette exhibition.
On note qu’un détail de la version en vers libres tendant à suggérer l’homosexualité d’Emile, le Bel Indifférent, a été supprimé. Cette suppression, outre qu’elle favorisait une meilleure adéquation entre Paul Meurisse et son personnage, était peut-être aussi dictée par la prudence de Cocteau qui, au début de l’Occupation, pouvait redouter un danger à reproduire le scandale de La Voix humaine.
La pièce, par la nature de son dispositif, reste transformable ; en 1949, le poète en réalisa une courte version masculine, sous le titre Lis ton journal, et, en 1982, le metteur en scène allemand Mayo Velvo en donna une lecture homosexuelle, le compositeur Alexander Schmoll tenant le rôle de la femme abandonnée.
La différence entre la version définitive du Bel Indifférent et sa version précédente en vers libres porte sur un renforcement de la concentration et de la tension dramatique.
Tout se passe désormais en continuité, au cours de la même nuit, alors que le premier découpage prévoyait trois demi-journées – la nuit, le matin et l’après-midi.
Si les thèmes de l’attente puis du mensonge continuent bien d’occuper le début et la fin du drame, la pièce définitive supprime tout ce qui traite de la violence physique.
Cette atténuation, compensée par une accentuation de la torture morale, surprend, quant au répertoire habituel de l’interprète Edith Piaf, à la tonalité souvent misérabiliste. Et la conception du décor change : le réalisme remplace l’ornemental.
La « chambre très féminine – avec une fenêtre ouverte sur une nuit étoilée » devient une « pauvre chambre d’hôtel, éclairée par les réclames de la rue. » Bruits réels : portes qui s’ouvrent et se ferment, journal que l’on déploie, téléphone qui sonne.
La création du 19 avril 1940, au théâtre des Bouffes-Parisiens, est présentée en lever de rideau des Monstres sacrés ; le monologue de Cocteau est mis en scène par André Brûlé dans un décor de Christian Bérard.
Quant à Paul Meurisse, dont la carrière de comédien ne faisait que commencer, son interprétation fut de courte durée : quatre jours avant la générale, le jeune homme reçut sa feuille de mobilisation lui ordonnant de rejoindre son régiment stationné à Agen.
Grâce à une lettre personnellement écrite par la chanteuse au ministère de la Guerre, Paul Meurisse obtient un sursis d’incorporation de dix jours et put, une courte semaine, tenir sa partie de silence. Le délai expiré, Jean Marconi le remplaça, mais sans « ajouter au personnage cette once de piquant mâtiné de voyeurisme que seul pouvait donner à son interprétation le véritable amant terrible d’Edith Piaf ».
En décembre 1957, le jeune cinéaste Jacques Demy réalise un court-métrage d’après l’œuvre de Cocteau, avec l’accord et la collaboration artistique du poète. Au printemps 1959, Jean-Luc Godard se réfère à son tour au Bel Indifférent, et au film qu’en a tiré Demy : il en conserve le dispositif de base et en inverse les rôles.
Dans Charlotte et son Jules, Jules, interprété par Jean-Paul Belmondo, pérore tandis que Charlotte reste silencieuse. Ce court-métrage, telle une préfiguration d’A bout de souffle, relève ainsi tant de La Voix humaine que du Bel indifférent, donnant aux thèmes de la trahison et de l’abandon leur dimension tentaculaire irréversible.
Le film de Jacques Demy est un joyau avant-gardiste du théâtre de l’intime. Avec Jeanne Allard, la femme ; Angelo Bellini, Emile ; Jacques Demy, la voix d’un narrateur ; Georges Rouquier, la voix d’un narrateur, musique de Maurice Jarre.
Véronique Hotte
« Le Bel indifférent » (1957), film de Jacques Demy, d’après la pièce éponyme de Jean Cocteau. 28mn20, à voir sur le site MK2 Curiosity et Trois Couleurs, une sélection de films gratuits à voir.