Crédit photo : Antoine Agoudjian.
Lalalangue – Prenez et mangez-en tous, une revue familiale, de et par Frédérique Voruz, sous le regard bienveillant de Simon Abkarian.
Cette histoire est à elle seule un mythe, singulière mais universelle, tragique mais joyeuse. Elle raconte comment une enfant s’est protégée de la folie maternelle, et les stratégies alors mises en œuvre par la fillette pour « résister » jusqu’à sa majorité.
Le choix de la survie – la distance, le recul, la mise en perspective – invite l’humour, l’ironie, le comique, le jeu des figurations et des métamorphoses qu’on s’octroie.
Vivre, sous le regard maternel, et vouloir s’en défaire enfin pour être soi-même.
L’occasion d’une ouverture à la création personnelle qui transcende un milieu hostile.
L’histoire de Lalangue est l’histoire d’une mère, d’un corps familier à la fillette et caractéristique – unijambiste – car la mère, passionnée de montagne et d’escalade, a perdu sa jambe gauche lors d’un accident dans les Calanques de Marseille. En guise de conclusion, elle dira sur son lit d’hôpital : « Je me vengerai sur les enfants. »
Les figures qui accompagnent l’enfance de l’auteure, narratrice et personnage – la fille -, sont toutes plutôt folles, violentes, inattendues, improbables et extraordinaires.
Le conte cruel finit bien, en dépit de tout, avec des parents dignes de la famille inquiétante du Petit-Poucet et qui n’aurait pas le projet conscient de faire le mal.
La toute-puissance maternelle est souvent à l’honneur dans les contes de fées, via le personnage mythique de l’ogre et l’ogresse, mangeurs d’enfants – détestés, honnis.
L’enfant n’en éprouve pas moins de la jubilation, quand lui est racontée cette histoire terrifiante, qui reflète l’effroi d’être mangé et de se sentir disparaître dans le monstre.
Lalalangue – Prenez et mangez-en tous – est une histoire de famille, la « lalalangue » étant en psychanalyse lacanienne le nom du dictionnaire familial, un ensemble de mots qui ne veulent dire quelque chose que pour une famille donnée.
Pour la mère – recluse dans un monde d’obsessions et de fixations -, et pour tous, les mots ont leur poids, aptes à imaginer un autre univers, à devenir fiction et à faire réalité aussi car les choses portent un nom qui les désigne précisément, répète-t-on.
Le plaisir maternel – empêcheur de tourner en rond et grand casseur de joie et d’ambiance – consiste ainsi à empêcher l’expression du désir et du plaisir enfantins.
La Mère nécessairement, de par sa posture originelle, quant à son enfant, représente et illustre la puissance – une séduction exercée – qui pare au danger.
Pour l’enfant, le monde n’est que maternel, provoquant des perceptions directes. Or – psychanalyse pour les nuls- , pour que celui-ci trouve sa place dans le monde, il faut qu’il soit exclu de la sphère originelle, déjà chassé du paradis utérin pour exister.
Est conseillé à la mère de considérer l’enfant comme un être distinct d’elle-même et d’accepter en conséquence qu’il soit un autre, hors d’elle, séparé symboliquement.
Un projet impossible car même si l’enfant est « détaché » physiquement, il n’est pas considéré par la mère comme un autre, il continue de faire partie d’elle, croit-elle.
La mère de Frédérique Voruz encore considérait ses enfants – sept -, ses chiens et autres exclus vivants comme faisant partie d’elle, comme des extensions de son corps.
Une mère réfugiée dans une jouissance chrétienne de martyre, qui se privait de tout, emmenait ses filles visiter les malheureux, sûre que Dieu les regardait d’en haut.
La petite-fille est prise dans les rets de la folie de ses parents dont cette mère « abusive ». Elle s’en sort en se racontant des histoires et en faisant appel à une psychanalyste à laquelle l’interprète doit son salut, « raccrochée » enfin à la vie.
Un passé accepté en tant que tel, livré avec beaucoup de distance et de second degré. La comédienne chante juste, de sa belle voix posée, des chansons de famille, des chansons d’enfance, des chants d’église et des compositions personnelles.
La scénographie est élémentaire et épurée : une chaise, un projecteur à diapositives qui égraine tout le long de la représentation les photos de famille qui ponctuent le récit, créant intimité et confidence avec le public acquis à la cause enfantine.
Or, pour qu’il y ait théâtre, il fallait un rendez-vous honoré avec la transcendance et les métamorphoses de l’interprète, ce que celle-ci réussit merveilleusement, n’en finissant pas de peupler ce monde enfantin de silhouettes improbables et côtoyées.
Mère claudicante ménageant son « moignon » que veut faire sien la fillette ; père refermé sur l’imaginaire, peu éloquent, dialoguant avec les éléments et les arbres.
Sœur aînée « punk » qui trouve assez vite les voies de la liberté en fuyant la maison.
Saleté, insanité, enfermement et réclusion, les enfants subissent une maltraitance confuse et constante – peu d’affection, place disproportionnée accordée aux animaux – les chiens -, et à tous les laissés-pour-compte que la Mère protège.
Mais la puissance de vivre de la comédienne est hors-norme : elle se décide à faire du théâtre son métier et sa raison de vivre, moqueuse, désinvolte et irrévérencieuse.
L’opposition subversive, la mise à distance, a fabriqué une identité, une existence.
L’actrice fait feu de tout bois, s’amuse des travers, des défauts et des obsessions de la Coupable, la rejetant puis la rattrapant, compatissante et protectrice à son tour.
Dansant, virevoltant, puis prenant assise sur une chaise, une jambe repliée rappelant la mère handicapée, la fillette éternelle irradie la scène de la lumière qu’elle recèle.
Véronique Hotte
Théâtre du Soleil – Cartoucherie – Route du Champ-de-Manœuvre 75012 Paris, du 29 janvier au 9 février. Compagnie Aletheia Tél : 06 21 27 17 75.