Crédit photo : Agathe Poupeney.
Congo, conception et mise en scène de Faustin Linyekula, texte de Eric Vuillard (Editions actes Sud).
Le travail chorégraphique, musical et théâtral de Faustin Linyekula porte, depuis longtemps, sur le Congo et l’Afrique, et sur les actions entamées depuis les indépendances, n’oubliant pas la période coloniale, mais évitant de l’aborder, de crainte de paraître l’utiliser pour justifier l’incapacité du Congo à se gérer aujourd’hui.
Le chorégraphe préférait repérer et souligner les responsabilités de son peuple dans la réalité des malheurs et des ruines provoqués depuis les années 1960 au Gabon, jusqu’au jour où il trouve, dans le récit Congo (2012) d’Eric Vuillard, une vision autre et juste.
« Le Congo n’existe pas, il n’y a que la grande forêt, un fleuve… »
Dans le fleuve, des vies et des morts accumulées, tandis que la forêt incarne une peur bestiale que le calme tient endormie, tenant le soleil sous la terre, près du bois.
En 1884, à la conférence de Berlin, les grandes puissances se partagent l’Afrique et créent l’Etat indépendant du Congo, une « simple » entreprise commerciale.
« Or, bizarrement, ce ne furent ni les Français ni les Anglais qui organisèrent l’indispensable négociation qui devait fixer entre les conquérants un code de bonne conduite, ce fut Bismarck, le chancelier d’un empire tout à fait débutant en la matière, sans expérience coloniale, qui convia treize des nations les plus déterminées. »
On connaît l’ironie tranquille de l’auteur – un sarcasme feutré, un esprit satirique, un art de l’inventaire, la désinvolture souriante de ses énumérations et accumulations.
Bismarck convia donc à Berlin un ensemble considérable de pays, la France, le Royaume-Uni, les Etats-Unis, le Portugal, l’Autriche-Hongrie, la Belgique, le Danemark, l’Espagne, l’Italie, les Pays-Bas, la Russie, la Suède et la Turquie.
« On n’avait jamais vu ça. On n’avait jamais vu tant d’Etats essayer de se mettre d’accord sur une mauvaise action… A coup sûr, c’était un acte politique d’envergure. »
Viennent alors selon le cours historique des choses, selon la tragédie du destin d’un pays écrit et négocié, le défrichage, l’installation des comptoirs, les massacres…
Des exactions innommables comme celles des « mains coupées » dans les villages, des mains de travailleurs – les autochtones exploités et leurs enfants – qui, quand ils ne récoltaient pas assez de caoutchouc sauvage dans la forêt, subissaient cette pratique indigne de tortionnaires – monstruosité et inhumanité – que Léon Fiévez, commandant colonial dans la région forestière d’hévéa, a horriblement poursuivie.
Un certain Morton Stanley avait déjà joué un rôle capital, passant en 1878 un marché avec le roi des Belges – le financeur – pour rendre accessible le bassin du Congo :
« Stanley se met à acheter, à acheter des terres, autant de terres qu’il peut. On n’a jamais vu ça. Il fait signer des tas de papelards à des chefs africains qui n’y comprennent rien. Tenez ! Signez ! C’est pour le grand polichinelle ! Vendez pour trois perles votre terre, et votre force de travail pour cinq rouleaux de calicot ! Et les rois signes, et s’ils ne signent pas, on les zigouille. »
Le spectacle de Faustin Linyekula se déploie dans une tension grave, selon trois partitions – déclamation du texte de Congo d’Eric Vuillard par l’acteur Moanda Daddy Kamono, chant de la comédienne Pasco Losanganya et danse de Faustin Linyekula.
Les trois artistes se réapproprient un imaginaire évocateur, portant et déplaçant, à tour de rôle ou ensemble, et tournant sur le plateau, des sacs de jute – sucre, café…
Les bruits et les sons extérieurs développent l’impression de se tenir dans une plantation d’hévéa, située dans l’ombre, au cœur d’une vaste forêt – matière physique, charnelle et sonore -, et les corps s’imprègnent de cet environnement.
La musique de Franck Moka, créateur sonore de Kisangani, installe la forêt, le fleuve et les bords du fleuve sur le plateau de scène, une matière sensorielle puissante.
Bruits de coupes, bribes de chants, cris de bêtes et d’oiseaux dans les arbres hauts.
Quand chante Pasco Losanganya, les tonalités de l’Afrique s’imposent – voix et rythme – qui imprègnent l’aventure théâtrale, l’élevant à une dimension cosmique.
La chanteuse s’inspire des chants du peuple Mongo au Nord-Ouest du Gabon, dans l’actuelle province de l’Equateur, région où elle est née, lieu des « mains coupées ».
Elle chante et module sa plainte dans la langue originelle – sensations de douleurs lancinante, de souffrance ineffable mais durable, et persistance de colère et de rage.
Moanda Daddy Kamono déclame son texte avec conviction, jouant des silences et des reprises de ce récit des ignominies, restant calme, tranquille, sûr de ses paroles.
Quant au concepteur – chorégraphe et danseur – Faustin Linyekula, il manifeste toutes les tensions que son peuple et son pays originels ont pu receler malgré eux.
Cassures, courbures, mouvements scindés et désarticulés d’un corps en souffrance qui sait mettre au jour les tensions subies, les soumissions imposées, laissant apparaître, comme en guise de survie et de salut, des bras et des mains gracieuses qui se lèvent – les doigts mobiles et légers s’ouvrant comme des fleurs silencieuses.
Une manière de résister à la fatalité, et comme la Nature, ne pas se laisser mourir.
Grâce et puissance du chant, de la musique, de la déclamation et de la danse.
Véronique Hotte
Festival d’Automne à Paris, Théâtre de la Ville – Les Abbesses, du 20 au 23 novembre à 20h. Tél. : 01 53 45 17 17 et 01 42 74 22 77.