A la carabine, texte de Pauline Peyrade (Les Solitaires Intempestifs), mise en scène de Anne Théron.

Crédit photo : Jean-Louis Fernandez.

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Le projet « Education et Proximité »  – soutenu par Total Foundation et le fonds de dotation de Chœur à l’ouvrage.

 C’est un rêve, une aspiration, un idéal, une volonté pédagogique et artistique :

Faire se rencontrer les élèves d’un même territoire issus d’établissements différents, sensibiliser les élèves aux œuvres contemporaines, leur donner le goût du jeu et de l’écriture, favoriser la reconnaissance personnelle pour se sentir partie prenante de la société, favoriser l’accès au spectacle vivant, développer l’esprit critique des jeunes.

« Education et Proximité » se propose de favoriser la mixité à travers la pratique théâtrale, un projet à dimension nationale, initié en 2013 par la Colline – Théâtre National, en partenariat avec le Théâtre National de Strasbourg et la Comédie – Centre Dramatique National de Reims -, qui met le théâtre au cœur d’une activité d’échanges entre élèves d’un même territoire autour de l’écriture contemporaine.

Une collaboration en binôme de classes de lycée d’enseignement général et professionnel via un parcours théâtral, entre pratique et parcours de spectateur.

Advient la création d’une forme théâtrale itinérante, écrite pour le projet et présentée au sein des établissements scolaires. S’offre ainsi l’occasion d’un temps d’échanges entre les élèves et l’équipe artistique, metteure en scène, actrices et auteure.

L’échange avec les élèves, ce 19 novembre, a été particulièrement nourri et actif.

Géographiquement proches, ces élèves ne se rencontrent pas. Aussi découvrent-ils non seulement le théâtre, mais aussi l’occasion de vivre ensemble une expérience inédite, construite autour d’un texte dramatique contemporain écrit pour l’occasion.

Et pour Paris, les classes concernées relèvent d’une Seconde générale du Lycée Paul-Valéry (12è), d’une Première bac pro esthétique du lycée Elisa Lemonnier (12è), d’une Seconde générale du Lycée Maurice Ravel (20è), d’une Première année de CAP Petite Enfance du Lycée professionnel Etienne-Dolet (20è).

A Reims, quatre lycées sont concernés, et de même, pour Strasbourg – Obernai et Hagueneau -, avec autant de parcours de spectateurs issus des deux Théâtre Nationaux de Paris et de Strasbourg, et du Centre Dramatique National de Reims.

Pour exemples récents, en 2016-2017, ont été créées les pièces, Celle qui regarde le monde d’Alexandra Badea dans une mise en scène de Ferdinand Barbet ; en 2017-2018, John de Wajdi Mouawad dans une mise en scène de Stanislas Nordey ; en 2018-2019, Fake de Claudine Galea dans une mise en scène de Rémy Barché.

Pour la saison 2019-2020, A la carabine de Pauline Peyrade est proposée dans une mise en scène de Anne Théron, artiste associée du TNS, avec Mélody Pini et Elphège Kongombe Yamalé – deux actrices issues de l’Ecole du TNS Groupe 44.

 

A la carabine, texte de Pauline Peyrade (Les Solitaires Intempestifs), mise en scène de Anne Théron. Avec Elphège Kongombe Yamalé et Mélody Pini.

Crédit photo : Jean-Louis Fernandez.

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A la carabine de Pauline Peyrade, mise en scène de Anne Théron. Avec Elphège Kongombe Yamalé et Mélody Pini.

 A la différence de l’inceste, le viol n’a pas été frappé d’interdit dans les civilisations anciennes. L’enlèvement des femmes est même, selon certains, une condition de sortie du chaos originel. Dans la mythologie grecque, les dieux violent, sans vergogne, les jeunes femmes qui leur opposent une résistance farouche, préférant au déshonneur la métamorphose ; les mortelles préfèrent souvent la mort à la honte.

Au Moyen Age, Chrétien de Troyes évoque ce drame avec réalisme (Philomena) :

« Alors il (Térée) la prend de force, et elle crie, elle lutte, elle se débat, peu s’en faut qu’elle ne meure. De colère, d’angoisse et de douleur, elle change plus de cent fois de couleur, elle tremble, elle pâlit, elle frissonne, et dit qu’elle est à la male heure sortie de la terre de sa naissance, quand elle est ainsi mise à honte. (…) Félon, pourquoi as-tu fait un tel crime, en étant ainsi enragé et hors de toi ? »

 La pièce de Pauline Peyrade met en scène une jeune fille, agressée puis violée par un ami de son frère. L’auteure retrace une situation qui dérape, non-préméditée, où l’agresseur, coupable, ne reconnaît pas la nature de la violence infâme qu’il a initiée :

«   Ils ont dit, c’est vrai, il est gentil, sérieux, il travaille bien à l’école, il ne mérite pas ça, il ne mérite pas de voir sa vie s’arrêter pour ça, sa vie détruite pour ça, tu te rends compte de ce que tu fais ? Pourquoi toutes ces histoires, elle ne ferait pas d’histoire si elle l’avait pas un peu cherché, elle est bizarre cette gosse… »

Telle est la prise en charge verbale – beau discours indirect libre de monologues successifs – de la parole de l’agresseur interprété pour l’occasion par une femme – l’actrice Elphège Kongombe Yamalé – et portée par l’agressée que joue Mélody Pini.

Les scènes alternent, d’un point de vue à l’autre, la jeune fille ne fait que s’entraîner  – sport de combat et boxe –, en vue d’un acte final déterminant, symbolique et réel.

Entre-temps, la victime éprouvée, mais le spectateur ne sait pas encore qu’elle sera l’agressée, rejoue au présent la scène traumatique vécue et analysée sans fin, se penchant sur le comptoir du stand, visant dans l’œil de la carabine, et ratant sa cible.

Déterminée et décidée, la jeune tireuse recèle en elle une force impressionnante, repoussant celui qui l’observe et l’accompagne, contre son gré, et que l’on entend s’exprimer – déclamation et rapp façon The Wolphonics – : « Tout le monde le sait que c’est truqué, faut tricher pour gagner sinon tu gagnes pas, elle le saurait et elle serait contente si elle n’était pas aussi têtue. Je déteste les filles têtues… »

D’autres réflexions masculines fusent sur les lèvres du jeune homme qui conçoit qu’il vaut mieux éviter la violence puisque ce sont les sauvages qui en font l’usage, quand ils ne savent pas parler. Les filles encore ne doivent pas jouer avec des armes à feu.

Pour décor, un stand de tir de fête foraine où est ainsi accrochée sur le mur de lointain du plateau, la salle de classe, une série de carabines, de fusil légers à canon court, rayé en hélice à l’intérieur, l’idéal pour le stand de tir de toute fête populaire.

En conséquence, des images fictives de meurtres et de tueries – bêtes et hommes.

Comment est-il possible de consentir à telle relation sexuelle, malgré les mécanismes mobilisés par l’agresseur : contrainte morale, écart d’âge, comportement violent, réputation menacée, l’effet de surprise lors de l’approche ?

« … Je voulais des cigarettes, des bonbons, un baiser sous la pluie… Je n’ai pas pu vouloir quelque chose que je ne connaissais pas, que je n’avais jamais imaginé de ma vie, je l’avais imaginé mais pas comme ça, ça ne se passait pas comme ça, il n’y avait pas l’odeur, ni la peur ni la honte… », se confie à elle-même la victime.

L’état de sidération de la jeune fille a conduit à une anesthésie qui tétanise, un rejet que l’agresseur ne peut ignorer, phénomène de dissociation identifiable à un mécanisme psychologique de défense, lors d’un événement traumatisant :

« Il a pris ma main, je lui ai donné ma main de statue, je ne sais pas ce qui s’est passé, je savais déjà ce qui allait se passer, je ne voyais plus rien, c’était trop tard. Il aurait fallu ne pas, il aurait fallu retirer ma main à ce moment-là, il a pris ma main et tout s’est arrêté, mon cœur, ma tête, les muscles de mon bras, ma peau frémit encore , le corps a une mémoire, tu vois ? »

De la très jeune fille – même si, à onze ans, une enfant ait pu être appréciée par la justice comme « consentante » – à l’adulte, le soutien aux victimes de viol varie.

Les raisons ? L’Occident judéo-chrétien soupçonne encore chez la femme une Eve séductrice en sommeil ; plus universellement, les schémas ancestraux de domination et de soumission ne permettent pas à la femme d’échapper à la loi des mâles.

Le viol reste un crime, même dans les relations conjugales. L’acte intègre encore les crimes de guerre, la femme est alors utilisée pour soumettre une communauté.

Quand bien même une législation digne ne parvient que difficilement encore à punir les violences et sévices sexuels – et encore moins à réparer leurs effets -, leur mise au jour, leur dénonciation, leur « jugement », même tronqué, marque une évolution.

Le texte de Pauline Peyrade, inscrit dans le parler des jeunes d’aujourd’hui en même temps que dans leurs préoccupations, est admirablement servi par la mise en scène et la direction, à la fois attentive et efficace, de deux belles actrices par Anne Théron.

La révélation scénique – le beau et sombre « dépliement » artistique – d’une violence infligée,  métaphorique de tous les abus de pouvoir – moral et physique – d’une personne plus « forte » sur une autre plus « fragile », victime agressée et forcément non consentante

Véronique Hotte

A la carabine, vu au Lycée Paul Valéry, Paris 12è, le 19 novembre. Au Lycée Clémenceau à Reims, le 21 novembre 2019, et le 20 janvier 2020. Au LEGTA à Obernai, le 16 janvier 2020. Au Lycée Robert Schumann à Hagueneau, le 17 janvier.

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