Patrice Chéreau – Journal de travail, Apprentissages en Italie, Tome 2, 1969-1971, texte présenté, établi et annoté par Julien Centrès, préface de Charlotte Rampling, Actes Sud-Papiers, collection « Le Temps du théâtre », coédition IMEC
Acteur, scénariste, metteur en scène de théâtre et d’opéra, réalisateur, Patrice Chéreau (1944-2013) a joué un rôle majeur sur la scène artistique et culturelle européenne durant plus de quarante ans.
En 1969, invité par Paolo Grassi au Piccolo Teatro de Milan, Chéreau se confronte à des acteurs et à des techniciens qui n’ont pas la même culture de théâtre que les Français.
Il s’essaie à l’opéra et, dans une Italie friande de gialli – thrillers italiens du XX è siècle consacrés à la littérature et au cinéma -, il construit sa première incursion au cinéma, quatre ans plus tard, avec l’adaptation du roman noir La Chair de l’orchidée.
Les notes réunies dans cet ouvrage concernent ses mises en scène de L’Italienne à Alger de Rossini, La Nuit des assassins de José Triana, Henri V et Richard II de William Shakespeare, Splendeur et mort de Joaquin Murieta de Pablo Neruda, Toller, scènes d’une révolution allemande de Tankred Dorst, La Traviata de Giuseppe Verdi, La Finta Serva de Marivaux, Lulu de Frank Wedekind, Massacre à Paris de Christopher Marlowe et l’adaptation cinématographique de La Chair de l’orchidée.
Ce livre est le deuxième d’une série de six volumes, consacrée aux notes du metteur en scène, issues des archives du fonds Patrice Chéreau conservé à l’IMEC. Julien Centrès, doctorant en histoire au sein de la composante ISOR (Images, Sociétés & Représentations) du Centre d’histoire du XIX é siècle, en assure la direction.
Aussi, le lecteur – amateur de théâtre et de cinéma- peut-il noter que pour La Finta Serva, le 3 janvier 1971, entre Milan et Venise, Patrice Chéreau dispense librement, de façon à la fois désordonnée et déterminée, des remarques éloquentes sur les relations de pouvoir – maître ou esclave – entre les personnages :
« Une vie de combats : la comtesse – le chevalier
Lélio – Le Chevalier
La comtesse – Lelio – d’une violence inouïe.
Le chevalier d’une grande violence : problème d’argent. Violence de vivre, d’avoir le pouvoir (Scarpitta). Toujours à la fin de la scène. Quelqu’un qui espère.
Donc des coins tranquilles pas tranquilles du tout où on est toujours à la merci des regards des autres qui jugent les actes et non les mots (donc montrer les actes en contradiction avec les paroles) ?… Toujours des gens qui disparaissent, qui réapparaissent. Donc une structure où entre les piliers se cachent les gens qui regardent les domestiques regardant les patrons…
Arlequin- Frontin/ Trivelin : épient toujours et prennent de l’argent. Accoudés à des murs : ils boivent. Ils ne font rien. Ils sont comme les acteurs de Strehler en répétition : ils attendent. Leur temps est soumis aux actions des nobles : alors ils occupent le temps à regarder et font chanter : la scène entre chevalier, comtesse, Lélio, quand la comtesse espionne, elle est espionnée par Arlequin (fin acte II) comme la fin de la scène est regardée par Trivelin qui s’en va quand il voit Lélio : qui paie mal, pas embêté, mais méprisant. »
Une cacade de regards en miroir et une mise en abyme du théâtre dans le théâtre.
La vérité vivante de toute vie saisie dans sa dimension à la fois politique et poétique.
Patrice Chéreau note encore pour La Finta Serva l’importance des habits : « A Lélio rien ne lui est naturel. Il doit se réajuster, se fringuer, se coiffer comme un dandy laborieux. Il est important qu’il soit important de vivre souverainement. Que le travestissement du chevalier soit un miroir où se reflète le propre déguisement des autres. Déguisement – difficulté de vivre sans passion, d’inventer cette histoire pour avoir la souveraineté, le pouvoir sur lui et sur les autres. Feinte de ne s’intéresser ni à l’amour ni à l’argent mais désespoir de perdre l’un et l’autre. »
A Lyon, le 26 janvier 1971, le metteur en scène indique, pour le décor du Marivaux qu’il relie à des icônes populaires hétéroclites plus ou moins contemporaines :
« Reprendre l’idée des ruines d’Hubert Robert. La mythologie dans les ruines antiques où vivaient Janis Joplin et Sophie Tucker et Zarah Leander. Deux rideaux qui volent de chaque côté pour faire passer les décors. Deux trois quatre cinq ruines qui tournent et virevoltent et puis les domestiques… Faire construire le théâtre et le faire détruire à la fin. Personnage avec les flambeaux qui joue La Marche au supplice de Berlioz. Faire la scène au milieu des spectateurs. Les ruines qui tournent sur un grand plateau incliné vers les sièges. Le tout serait très esthétisant. »
Pour ce tome 2 du Journal de travail, Apprentissages en Italie (1969-1971), les premières lignes de la préface de Charlotte Rampling – elle tient le rôle de Claire dans La Chair de l’orchidée (1975), le premier film de Patrice Chéreau – sont significatives de la personnalité irradiante du metteur en scène trop tôt disparu :
« Toujours plus loin, plus fort, plus vite, jusqu’aux extrêmes, au-delà desquels tout pourrait basculer dans son contraire, Patrice Chéreau était un être en mouvement, en vibration, son corps vous parlait comme dans un tremblement, une énergie féroce illuminait son être et ses yeux vous cherchaient en vous pénétrant. »
Un Tome 2 passionnant du Journal de travail d’un créateur qui a marqué notre temps – théâtre, opéra et cinéma.
Véronique Hotte
Patrice Chéreau – Journal de travail, Apprentissages en Italie, Tome 2, 1969-1971, texte présenté, établi et annoté par Julien Centrès, préface de Charlotte Rampling, Actes Sud-Papiers, collection « Le Temps du théâtre », coédition IMEC, 240 pages, 25 €