Antigone 82, d’après Le Quatrième Mur de Sorj Chalandon (Editions Grasset), – prix Goncourt des Lycéens 2013), adaptation Arlette Namiand, mise en scène Jean-Paul Wenzel
Le Quatrième Mur, roman percutant de Sorj Chalandon – prix Goncourt des Lycéens 2013 – est adapté au théâtre par l’auteure et dramaturge Arlette Namiand et mis en scène par Jean-Paul Wenzel, tous deux fort connaisseurs de la chose scénique.
Qu’on ne s’y trompe pas, le souffle d’un théâtre vibrant se déploie sur le plateau, élan épique d’une aventure individuelle et collective, politique et existentielle.
Antigone 82 relève d’une conviction – engagement et défense des valeurs humanistes-, celle de l’utopie rêveuse d’un metteur en scène grec Samuel Akounis, ayant fui la dictature des Colonels, conscience politique réfugiée à Paris.
Il ne vit que pour un idéal de vœu universaliste – la rencontre conciliatrice de toutes les communautés apaisées – à travers l’audace risquée et dangereuse de mettre en scène Antigone d’Anouilh à Beyrouth, en pleine guerre du Liban (1975-1990), avec des comédiens issus de toutes les communautés, des camps et factions ennemis.
Chrétiens, chiites, palestiniens sunnites, druzes, joueront ensemble, pour une seule représentation, le temps d’une trêve militaire de deux ou trois heures, dans les locaux endommagés d’un cinéma délabré, placé sur la ligne de front – démarcation stratégique – des présences adverses, à la fois sur Beyrouth-Ouest et Beyrouth-Est.
La représentation égraine la métaphore géopolitique de tous les rapprochements.
La maladie du juif Samuel Akounis ne peut interrompre le projet, qui est repris fidèlement par l’ami et metteur en scène français Georges, marié et père d’un enfant.
Distant au début et attentif aux risques, il perd peu à peu réserve et prudence pour vivre au plus près la violence que subissent les civils sous la férule des snipers.
Est évoqué, entre autres événements historiques tragiques, le massacre de Sabra et Chatila, lors de la guerre du Liban en septembre 1982, par les phalangistes chrétiens, à l’encontre des Palestiniens et des Libanais chiites, vengeance supposée de l’assassinat du président libanais Bachir Gemayel et du massacre de Damour.
Les références historiques précises sont documentées, portées par la parole des comédiens – répliques et récit scéniques – et les indications furtives de l’écran vidéo.
Se croisent sur le plateau de théâtre une série de scènes dégageant la force des enjeux, captant au plus près l’attention du public cerné lui-même par les acteurs.
La disposition tri-frontrale est judicieuse : spectateurs dans la salle, et sur la scène elle-même en une mise en abyme éclairante, disposition bi-frontale qui fait le jeu du du théâtre dans le théâtre, d’autant que les acteurs sont assis parmi les spectateurs.
L’inspiration des acteurs, qui jouent de multiples figures, culmine avec grâce, ne serait-ce que dans l’entrée introductive de Samuel – le héros porteur -, interprété par la verve et l’énergie communicative de Pierre Devérines – figure physique entière – qui fait la leçon et initie les séances d’apprentissage à la fois théâtral et humaniste de Georges –celui-ci ne veut pas présumer de ses forces qu’il assume pourtant à cent pour cent (Pierre Giafferi). Son épouse amoureuse – Pauline Belle – ne laisse pas sa part aux autres.
De même, Fadila Belkebla, figure féminine incarnant les médecins ou les femmes du peuple, s’exprimant, quand nécessité le veut, dans une langue arabe déliée. De même, Hassan Abd Alrahman, musicien à l’oud, parle les deux langues. Et sans oublier Nathan Gabily, bassiste et comédien, ni Jérémy Oury, comédien et vidéaste.
Les répliques fusent, vivantes et violentes, sincères et percutantes en français et en arabe, et Hammou Graïa, pour le rôle du guide beyrouthin, joue sa partition avec feu et flamme, introduisant d’emblée une tension inquiète, un doute permanent et le sentiment d’une menace imminente. Le public jeune et moins jeune est tétanisé.
Il incarne l’Autre, un autre lui-même, face à Georges, héritier d’une mise en scène lourde de sens. Le guide accueille le Français et lui sert de chauffeur en zone dangereuse ; l’autochtone apprend la vie à l’arrivant, en quelques scènes éloquentes – en live, la conduite automobile sportive dans une zone cernée par les snipers.
Humour et comique, jeu distancié, profonde humanité, l’acteur est un spectacle en soi. Et tous les autres diffusent et font circuler cette capacité de l’être à s’émouvoir.
A côté des Chiites, Chaldéens et Arméniens, et en face de Hémon, le fils du roi, un Druze du Chouf, et en face de Créon, le roi de Thèbes, un Maronite de Gemmayzé, Antigone est palestinienne, interprétée par les dons de tragédienne de Lou Wenzel, précise et juste, qui danse et chante aussi sur les musiques orientales traditionnelles.
Au-delà de la guerre et ses violences, une représentation réjouissante, entre Histoire, pensée politique et existence – la dimension artistique d’un beau spectacle vivant.
Véronique Hotte
Le Figuier Blanc à Argenteuil (95), le 30 novembre.
L’Orange Bleue-Théâtre d’Eaubonne (95), 7 rue Jean Mermoz, le 8 décembre à 20h30. Tél : 01 34 27 71 20
Théâtre Dijon Bourgogne – TDB – CDN de Dijon (21), du 16 au 18 janvier 2018 à 20h, et le 19 janvier à 18h30. Tél : 03 80 68 47 47