Ostermeier Backstage, Entretiens avec Gerhard Jörder, L’Arche Éditeur 2015

Ostermeier Backstage, Entretiens avec Gerhard Jörder, traduit de l’allemand par Laurent Muhleisen et Frank Weigand, 2015 L’Arche Éditeur
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Après des débuts remarqués à la Baracke du Deutsches Theater où il mène un véritable travail d’expérimentation, dans l’esprit d’un laboratoire tourné vers l’exploration du jeu d’acteur à la manière de Meyerhold ou Stanislavski, Thomas Ostermeier est nommé à trente ans directeur de la Schaubühne de Berlin. Depuis 1999, il y met en scène aussi bien des classiques que des auteurs contemporains, comme Lars Norén, Sarah Kane ou Jon Fosse. À 41 ans, il a signé plus de 30 créations. Certaines, comme son Woyzeck du festival d’Avignon en 2004 ou son Hamlet en rock star mélancolique, sont restées des joyaux de la création contemporaine. L’artiste se place en opposition frontale avec ceux qui ont forgé l’image du théâtre contemporain : la scène d’aujourd’hui n’est pas pour lui un lieu de performance ou d’installation, mais une manière de renouer avec la narration et le personnage, dans une approche moderne et non académique.
Ces entretiens avec le critique Gerhard Jörder sont passionnants, à la fois profonds et pleins d’humour, dévoilant non seulement les principes esthétiques et humanistes d’une création singulière, mais encore des pensées politiques, socio-économiques, personnelles et existentielles qui mettent au jour un parcours qu’on aurait pu croire paisible et non conflictuel. Or, l’adulte s’est construit en se posant contre l’ordre établi, déployant avec force l’ample vision engagée d’un monde toujours perfectible.
Thomas Ostermeier – deuxième dans une fratrie de trois garçons – est issu d’un milieu modeste, une famille où il se sent proche de sa mère tandis que son père – militaire autoritaire – lui est un ennemi déclaré. Le fils reconnaît toutefois au chef de famille des qualités d’accordéoniste et d’animateur : « C’est avec lui aussi que j’ai regardé les premiers petits films de Karl Valentin. C’est lui qui m’a transmis cette passion pour l’humour subversif, si décapant, si bavarois, de Valentin. » À seize ans, depuis Landshut – ce « trou de province » bavarois -, l’adolescent rebelle fugue et parcourt l’Europe en stop, l’Italie, les Balkans, la Grèce, la Turquie. Plus tard, celui qui mettra en scène la Forte Race de Marieluise Fleisser et Susn de Herbert Achternbusch, réglera ses comptes avec la Basse-Bavière catholique : « Toute ma force vient de ma résistance à la Bavière, de ma colère et de ma haine. J’ai été élevé dans la plus pure tradition catholique, j’ai été enfant de chœur. Il existe cette maxime : tout bon catholique ayant été un jour enfant de chœur doit devenir communiste au plus tard au début de la vingtaine. Ce principe communautariste, cette manie de la rédemption et cette volonté de sauver le monde ont à voir avec la manière dont s’est déroulée ma socialisation… » Après avoir joué le fanfaron ludique – chose inimaginable pour nous qui le voyons plutôt réservé aujourd’hui mais souriant toujours – et s’être mis en scène auprès de ses camarades pour combler le manque de bonheur à la maison, il crée une troupe de théâtre lycéenne d’abord, puis indépendante : « un groupe de rock indé. De vrais freaks, des types super. On fumait des roulées, on buvait du vin rouge, on discutait de littérature et on faisait du théâtre. » L’adolescent libéré rencontre là Jens Hillje, son futur bras droit à la Baracke et à la Shaubühne. Le goût du théâtre est venu au futur inventeur d’images scéniques grâce notamment à une passion entière pour la littérature transmise par sa professeure d’allemand, et un goût concomitant pour la lecture. En même temps, l’apprenti théâtreux fait de la musique de groupe, basse électrique et contrebasse : « une période assez sauvage, avec beaucoup de hardcore punk, des squats dans la Hafenstraße à Hambourg, des manifs, la gauche alternative, cela m’attirait.»
Le théâtre – ce qu’on nomme magistralement le drame – est d’abord un art du conflit : « Je savais que j’étais contre mon père, contre l’autorité, contre la Bavière, contre les écoles, contre l’église, contre le catholicisme, contre les hauts salaires et contre tous ceux qui, depuis toujours, font la pluie et le beau temps, entre eux. Et je ressentais une bonne dose de haine en moi chaque fois que mes camarades de classe revenaient de leurs vacances en Italie, faisaient l’article aux filles avec ça et en plus les invitaient ensuite à manger une glace avec eux. » Les scénographies de Ostermeier soulignent – on le voit avec le recul – la superficialité clinquante de ce qu’il appelle le nouveau Centre, fan de design. Et si cet art d’un théâtre incisif connaît tant le succès à l’étranger – moins en Allemagne -, c’est grâce au mode de narration classique qu’il remet au goût du jour. Le metteur en scène se dit le petit frère des déconstructivistes qui ont tout fait voler en éclats ; l’héritier ramasse les morceaux et les recolle, « dans l’espoir de rendre visibles les points de raccord », une esthétique révélatrice des lignes de fracture. Ostermeier ne déconstruit pas, il reconstruit, il raconte à nouveau des histoires. Ce réalisme narratif est compréhensible dans le monde entier qui vit au rythme anglo-saxon, comme le cinéma vit d’histoires hollywoodiennes, et la littérature du roman nord-américain. Le monde entier s’intéresse universellement au rôle de la femme, à la question de la famille, aux promesses de bonheur de la société bourgeoise. La qualité des acteurs allemands fascine le public français. Le Berlinois salue en passant la troupe de Mnouchkine, entreprise et communauté théâtrale réelles. Nulle part ailleurs qu’à Berlin, le public est aussi jeune et cosmopolite. La ville offre des rencontres inouïes avec des artistes de tous pays, une ville-aimant. À travers les créations du chef de file de la Schaubühne, les festivals internationaux achètent de l’identité berlinoise. Le spectacle Un ennemi du peuple de Ibsen est significatif : Berlin est l’exemple même de la culture des hipsters qui se veut végétalienne et engagée ; un thème universel avec les modes de vie standardisés. La vocation de l’artiste est de comprendre l’homme, raconter des histoires qui parlent de la réalité sociale et politique d’aujourd’hui : « un théâtre émancipateur explorant, à l’instar de l’examen de conscience chez les catholiques, nos propres dispositions à la corruption, au mensonge, à l’hypocrisie, et inversement nos qualités, un théâtre émancipateur de type microsociologique, qui dissèque ce qui se passe dans les relations familiales, les relations de couples, sans qu’on en soit forcément conscient – ce théâtre-là, je le trouve absolument nécessaire et sensé. » La représentation théâtrale est comparable à l’expérience vivante d’un saut de trapèze à contempler, selon Eisenstein et les hommes de théâtre russes, un spectacle d’une véritable dimension à la fois physique, artistique et acrobatique. La pièce Shopping& Fucking de Mark Ravenhill raconte les années pré-deux mille, une jeunesse sans perspective d’avenir, la précarité de l’emploi, la drogue, le fun. De jeunes gens vivent en collocation, sexuellement déboussolés ; ils n’ont aucune chance de réussir professionnellement. Une leçon de théâtre contemporain, de comique fou, suivi du choc de ces excès de violence, avec à la fin, le sermon abject d’un néoconservateur autoritaire.
« Ce que je peux dire de moi, c’est qu’en effet j’ai une grande passion pour la confrontation, pour l’activité politique, pour l’idée de transformer la réalité. »
L’école de la « Ernst Busch » de Berlin-Est a marqué la socialisation théâtrale du futur metteur en scène, avec Stanislavski, Bogdanov, et avec la Zillmer en tant que prof d’interprétation. Il n’est devenu ouest-allemand qu’à la Baracke, quand Michael Eberth lui a mis ces pièces britanniques contemporaines entre les mains avec, depuis lors, Falk Richter, Marius von Mayenburg, Biljana Srbljanovic, Lars Norén :
« Sarah Kane a détruit l’un des derniers mythes de notre temps, celui de l’amour. Nous avions déjà dû abandonner le mythe de la religion, celui du communisme ou encore celui de la famille – l’amour est la seule chose qui promet encore un peu de sens pour la plupart des êtres humains. Devoir dire adieu à cette promesse de salut là est douloureux, radical. En tant qu’auteure, Sarah Kane a été suffisamment intelligente pour le faire sans simplifier, ni accuser personne.»
Ostermeier se plaît à analyser les subtilités entre l’amour et l’amitié : la relation d’amitié est appréciée aujourd’hui car elle n’exige rien en retour alors que l’amour a obligatoirement quelque chose à voir avec l’autre, d’où son importance : « Nous avons peur du risque émotionnel qu’il faut prendre en amour. Parce que l’autre, le souci de l’autre – nous ne savons plus ce que c’est, il est devenu trop difficile de vivre et de se confronter à l’altérité. Et c’est là qu’il faut chercher – je dis cela en passant, l’une des raisons de la crise de l’art dramatique : le manque d’empathie. »
L’œuvre d’Ibsen, prétendu peintre des états d’âme et des paysages intérieurs, ne parle finalement que d’argent. Cette réalité est analysée avec le regard d’un matérialiste historique, la société étant le théâtre de luttes entre différentes classes sociales. Ces personnages, qui pour la plupart appartiennent à la classe moyenne ou viennent de l’intégrer, sont obsédés par le fait qu’ils risquent de perdre leur statut : cela correspond à la situation mentale dans l’Allemagne actuelle – la peur de la perte hante la petite bourgeoisie : les minima sociaux, la faillite économique, la précarité. La déchéance sociale est significative pour les gens partout sur la planète, surtout dans les grandes villes. Le public de théâtre classique oscille entre la classe moyenne supérieure et, plus encore en France et en Russie qu’en Allemagne, des survivances de la petite bourgeoisie, et il s’étend très loin dans la bourgeoisie intellectuelle : cette classe se sent menacée par la crise économique. C’est elle – on l’a vu dans le sud de l’Europe – qui a subi les plus grosses défaites à ce jour.
« Un ennemi du peuple est la première pièce qui parle d’un lanceur d’alerte, longtemps avant que l’expression même n’existe. À New York, il était évident pour l’ensemble du public que ce docteur Stockmann était un personnage à la Bradley Manning, Edward Snowden ou encore Julien Assange… De quelle force dispose encore la vérité dans une société ne reposant plus que sur une logique économique, et manipulée par les médias ? A-t-elle encore la moindre chance ? »
Le drame familial de Lilian Hellman, The Little Foxes (1939) est une pièce sur la cupidité et la brutalité, valeurs exemplaires de notre capitalisme. Elle met en scène une femme – interprétée par Nina Hoss – désirant l’indépendance financière, contre ses frères et contre son mari, et qui gagne cette lutte dure contre le monde masculin.
Ibsen et Shakespeare se partagent également le cœur du dramaturge berlinois : « Les scènes de Shakespeare sont comme des dés en verre : il y a un ou deux ou cinq ou six côtés par lesquels on peut les regarder. Cet éclat multidimensionnel là est toute la beauté, mais aussi le défi.» De l’avis même de son metteur en scène, Hamlet – interprété par Lars Eidinger – est un gamin mal élevé et gâté, un phénomène très contemporain. Cet égocentrisme démesuré, ce narcissisme excessif, ce manque total d’intérêt pour les processus politiques, cette ignorance pleine de désinvolture avec laquelle on s’exhibe dans les réseaux sociaux – tout cela caractérise des pans entiers de cette génération. Mesure pour mesure, un spectacle avec Gert Voss dans le rôle du Duc Vincentio et Lars Eidinger dans le rôle du gouverneur Angelo tient à cœur le metteur en scène : « Au centre, un Robespierre, un parangon de vertu. C’est à lui que le Duc, un homme sage, mais un hédoniste convaincu, permissif, confie la boutique qu’il a lui-même laissé péricliter. Vouloir mettre en place un système parfait en sachant qu’on est imparfait : il n’y a pas de description plus précise de la condition humaine. » Réfléchir sur l‘homme, les dangers qui le menacent, la pauvreté de ses moyens, examiner ce que la société et l’économie font des individus et des sentiments, telles sont les œuvres d’Ibsen et de Shakespeare qui observent avec une belle minutie les relations entre les individus, « la manière dont ils s’exploitent mutuellement, abusent les uns des autres, s’aiment, se désirent, se heurtent à leurs propres limites, la manière aussi dont la haine se transforme en amour et l’amour en haine, avec la notion de profit qui s’immisce dans les relations – et tout cela, non pas sur le mode de la thèse, ou de la surenchère hystérique, mais dans le rendu des corps, l’expérience des comédiens.» Tel le cinéma de John Cassavetes.
Thomas Ostermeier regrette l’absence de communication immédiate par le dialogue ; il n’existe plus qu’un dialogue de sourds dans lequel chacun n’entend que soi.
Cet amoureux de la vie et du théâtre avoue avec plaisir et gourmandise : « Je suis un observateur passionné du genre humain, dans les restaurants, dans le train, dans les cafés, dans les hôtels – toute cette microsociologie des conversations, des déplacements et des rencontres éveille mes sens à l’extrême ! »
On en redemande encore pour ce qui est de l’art et du for intérieur d’Ostermeier.

Véronique Hotte

Ostermeier Backstage, Entretiens avec Gerhard Jörder, traduit de l’allemand par Laurent Muhleisen et Frank Weigand, 2015 L’Arche Éditeur

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