Stig Dagerman, Lettres choisies, correspondance traduite du suédois par Olivier Gouchet, collection « Lettres scandinaves », éditions Actes Sud, 2024.

Stig Dagerman, Lettres choisies, correspondance traduite du suédois par Olivier Gouchet, préface de Claude Le Manchec, collection « Lettres scandinaves », éditions Actes Sud, 2024.

Figure de proue de la littérature européenne d’après-guerre, Stig Dagerman a une vie marquée par les voyages, l’engagement contre les inégalités, mais aussi la dépression. Ces lettres inédites, envoyées à ses amis confrères, à ses éditeurs et à ses détracteurs, montrent sous un autre jour l’écrivain dont les questionnements sur l’existence et la société sont plus que jamais d’actualité. Se plonger dans la correspondance de cet anarchiste nomade permet de mieux cerner la personnalité de l’auteur suédois le plus important de sa génération, un homme aussi génial que tourmenté.

Né en 1923 à Älvkarleby, Stig Dagerman est écrivain et journaliste. Attiré tôt par le syndicalisme et l’anarchisme, son oeuvre est imprégnée de la contestation des totalitarisme. Ecrit en 1947, le récit Automne allemand (Actes Sud, 1980) dépeint, pour la première fois, l’horreur  et la misère de l’Allemagne post-Seconde Guerre mondiale. Avant son suicide en 1954, à trente et un ans, il écrit le poignant Notre besoin de consolation est impossible à rassasier (Actes Sud, 1981). (Quatrième de couverture)

Voici quelques extraits de la Préface passionnante de Claude Le Manchec:

« (…) Il (Stig Dagerman) aimait poursuivre une conversation entamée de vive voix. Homme timide et réservé d’après de nombreux témoins, il adoptait le plus souvent la communication à distance…Mais ses lettres offrent aussi un précieux complémentde son oeuvre littéraire Jusqu’à sa mort il assiste aux transformations économiques, sociales et politiques rapides d’un pays à l’économie hier encore agricole, où existent par endroits des travailleurs proches du servage (les statare), un pays confronté à une industrialisation rapide que favorise la social-démocratie naissante.

A Stockholm, les relations que noue le jeune homme avec les milieux de l’émigration nourrissent très tôt chez lui une réflexion sur les grands despotismes et totalitarismes qui tentent, à l’époque, de dominer l’Europe: hier le franquisme combattu notamment par ses amis anarcho-syndicalistes de la SAC (Organisation centrale des travailleurs suédois), engagés auprès des anarchistes espagnols; le nazisme qui a contraint sa future femme, Annemarie Götze, et son père, militant anarchiste, à fuir l’Allemagne; le stalinisme de son époque, dont il perçoit très tôt la menace…

Lors de son voyage en Allemagne en 1946-1947, Dagerman est transporté au coeur d’une Europe où les peuples, après avoir combattu pour la domination du monde, sont à bout de souffle, et à la merci, d’un côté d’une Amérique qu’ils découvrent et qui découvre elle-même sa puissance, et, d’un autre, d’une Russie réveillée, désireuse de propager l’idéologie stalinienne: des pays immenses sur lesquels l’Europe n’a pas prise: conséquence d’une longue domination européenne qui s’achève. Le monde s’est modifié: la vieille Europe, après avoir exporté ses découvertes et entraîné dans sa course les autres pays, n’est plus dans la course à la domination mondiale.

Le totalitarisme qui s’installe en URSS ou ailleurs n’exerce pas son pouvoir que dans la sphère des libertés publiques: il installe un système éducatif unique, une politique économique centralisée, il impose un seul crédo artistique dont il contrôle la stricte mise en application par toutes formes de violence qu’il juge nécessaires, et il menace la liberté vers laquelle convergent maintes pensées de Dagerman à partir de 1948, année de basculement…de son engagement. 

Contre les mythes nationaux, les illusions du progrès technologique, le consumérisme outrancier et l’individualisme, l’écrivain journaliste soulève la question de la détresse et de la solitude de l’être brisé par un système politique, seul face à un Etat ou à un pouvoir oppressant.

Chacun de ses écrits est marqué par un fort engagement en faveur de toutes les populations démunies, qu’elles soient rurales ou citadines, natives ou étrangères. Bien que citoyen d’un pays neutre, Dagerman est en effet, pour une large part, un homme modelé par les bouleversements nés de la Seconde Guerre mondiale. L’héritage du conflit n’est pas seulement fait de dévastations de milieux naturels, de destructions matérielles, de famines, de nettoyage ethnique à l’Est et de déplacements de populations, il est aussi empli de destruction morale et de désir de vengeance lié à la propagation méthodique de la haine, élevée par certains au rang d’un devoir. Ce que combat l’un de ses livres majeurs, le reportage littéraire Automne allemand publié en 1947 et dans lequel il rend compte de ceux qui ont été emportés dans la tourmente de la guerre à leur corps défendant: l’acharnement contre les populations civiles allemandes, victimes d’un implacable dénuement. 

Parallèlement à ce travail de journaliste qui l’a conduit, en 1946, en Allemagne, puis en 1948, en France, aux Pays-Bas, en Autriche et, plus tard, en Australie où il s’intéresse aux personnes déplacées, Dagerman explore la condition de l’homme moderne à travers une série d’oeuvres qui paraissent entre 1941 et 1954, évoquant les transformations des campagnes, l’arrivée de la voiture, le développement de la société de consommation, la solitude du travailleur contraint aux longs trajets à travers la banlieue des grandes villes…

Ces faits nourrissent une oeuvre volontiers ouverte à différents types d’écriture (romanesque, théâtrale, journalistique, documentaire, cinématographique…) afin de mieux saisir les transformations des modes de vie mais aussi des pensées de ses contemporains. D’où une oeuvre placée tout entière sous le signe d’une double insécurité,  matérielle et psychologique:  celle des travailleurs, des paysans et autre main d’oeuvre agricole précaire; mais aussi celle des enfants, des femmes et, plus largement, de l’homme qui écrit à l’écart de tout système de valeurs, de normes et de références admises, sans l’appui d’une quelconque autorité, celle des Ecritures saintes par exemple, et sans une quelconque soumission à un ordre constitué (Eglise, Armée, Ecole…) et, comme le souligne Dagerman à propos de Kafka, « sans béquille… »

L’anarchisme de l’écrivain est moins théorisé que vécu, il imprègne son écriture, véritable acte d’insubordination à l’égard de toute autorité et de tout pouvoir constitués, comme dans sa façon de rendre justice au langage populaire. Une écriture souvent irrévérencieuse, parfois carnavalesque, qui plie à l’horizontale toute forme de respect à l’égard de la « belle » langue littéraire…

«  (…) On le voit peu à peu passer d’un équilibre intérieur, favorisant la création intérieure, à un état de grande instabilité qui l’incite – à partir de 1948 – à repousser la « vie facile » que lui octroie sa renommée. Ces lettres poursuivent aussi la création littéraire même en partie tarie car, comme les romans et les nouvelles, elles sont paroles pour autrui; elles fraient un chemin vers l’autre.

Un auteur à lire d’urgence qui parle « de notre temps », à partir du sien.

L’Enfant brûlé, librement adapté de L’Enfant brûlé de Stig Dagerman, traduction Elisabeth Backlund, conception et mise en scène de Noémie Ksicova a été donné à L’Odéon-Théâtre de l’Europe Berthier en février/mars 2024, créé à La Comédie de Reims – Centre dramatique national. La critique en a été faite sur ce blog.

Véronique Hotte

Stig Dagerman, Lettres choisies, correspondance traduite du suédois par Olivier Gouchet, préface de Claude Le Manchec, collection « Lettres scandinaves », éditions Actes Sud, 2024.